Le plus large mouvement social de l’histoire de la Guyane vient de s’achever, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle.
Après un mois de blocages, les membres du collectif Pou Lagwiyann Dékolé, les élus du département et l’Etat viennent de s’accorder sur un plan d’investissement historique de 2,1 milliards d’euros. Pour autant, le collectif ne baisse pas la garde et se prépare à une longue bataille dans les années à venir. La tâche est de taille : il s’agit de rattraper le retard colossal accumulé depuis des décennies en matière d’accès à la santé, à l’éducation, à l’emploi, à l’énergie et à la terre.
Inutile de les chercher. Les portraits des onze candidats à la présidentielle n’ont pas franchi les barrages qui bloquent la Guyane depuis un mois. L’abstention est traditionnellement élevée dans ce département d’outre-mer situé à plus de 7000 kilomètres de Paris. Aujourd’hui, les Guyanais sont pourtant les premiers à voter, vingt-quatre heures avant leurs compatriotes de l’Hexagone. Mais cette année, ils ont vraiment la tête ailleurs. Vendredi 21 avril, après une nouvelle nuit de négociations à la préfecture de Cayenne, le collectif Pou Lagwiyann Dékolé (Pour que la Guyane décolle), à l’initiative du mouvement social, associé aux élus du département, a arraché un accord historique avec l’État : un plan d’investissement de 2,1 milliards d’euros qui s’ajoute au plan d’urgence d’1 milliard d’euros déjà obtenu il y a deux semaines. Il concerne notamment l’accès à la santé, à l’éducation, à l’emploi, à l’énergie et au foncier, domaines dans lesquels le retard accumulé est immense.
En Guyane, territoire d’Amazonie plus vaste que la Suisse et la Belgique réunies, la plupart des voyants sont au rouge : hôpitaux vétustes, enfants déscolarisés, jeunesse minée par le chômage – 44% des jeunes sont sans emploi ! –, insécurité record, réseau électrique et routier embryonnaire... « Nou gon ké sa ! » (On en a marre), scandait la population lors de la manifestation historique du 28 mars, la plus grande jamais organisée sur le territoire, selon la Préfecture. Les membres du collectif Pou Lagwiyann Dékolé en sont persuadés : leur salut ne viendra pas des urnes. Echaudé par les promesses gouvernementales non tenues, ce regroupement hétéroclite d’associations, de syndicats, de citoyens, d’artisans et d’entrepreneurs, a décidé d’accélérer le mouvement. Ils veulent dessiner eux-même les contours du projet économique et social guyanais pour les prochaines années.
Le nom du collectif (Pour que la Guyane décolle) fait référence aux paroles de François Mitterrand qui déclarait en 1985 : « On ne lance pas de fusée sur fond de bidonville. » Trente-deux ans plus tard, il existe toujours des logements insalubres à proximité de la fusée Ariane. Ce n’est donc pas un hasard si le Centre spatial guyanais a été le premier visé par les barrages des grévistes. Tant que la Guyane restera à quai et qu’aucun accord n’aura été signé avec le gouvernement, « pas question qu’une fusée décolle ! », avait maintenu le collectif tout au long du conflit. En temps normal, le centre spatial de Kourou lance, en moyenne, une fusée par mois.
De rendez-vous ratés en promesses non tenues, les relations entre cette terre d’Amérique latine et l’État français ont toujours été tendues. En 2001, un projet de développement est voté par le congrès des élus. Il ne sera jamais mis en œuvre. Sept ans plus tard, la population, étouffée par la vie chère, descend dans la rue. Dans son viseur : le prix de l’essence imposé par l’État, via une filiale de Total. Les Guyanais ne pourraient-ils pas s’approvisionner chez leurs voisins du Surinam, où le carburant est bien moins cher ? « On avait obtenu une baisse de 50 centimes. Mais l’essence est redevenue l’une des plus chère au monde », peste Gabriel Serville, député du Parti socialiste guyanais, l’un des artisans de l’accord obtenu hier avec l’Etat.
Aujourd’hui, c’est le secteur de la santé qui cristallise toutes les critiques « Les besoins sont immenses dans l’ouest guyanais » - une zone déshéritée bordant le fleuve Maroni -, estime Chantal Berthelot, députée (Parti socialiste guyanais) de la deuxième circonscription. La situation dans les hôpitaux est particulièrement préoccupante. Dans son rapport de juin 2014 consacré à la santé dans les outre-mer, la Cour des comptes épingle l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni, « installé principalement dans un ancien bagne » et jugé « particulièrement vétuste ». Mais c’est le Centre médico-chirurgical de Kourou (CMCK) qui se retrouve actuellement au cœur des débats. Le ministère de la Santé prévoyait de vendre au privé cet établissement géré jusque-là par la Croix rouge. Face à la colère des habitants et du personnel soignant, Marisol Touraine a retiré le projet. Reste à le transformer en hôpital public autonome, comme l’exige Pou Lagwiyann Dékolé.
« Nous demandons à être considérés comme des êtres humains » et à « avoir les mêmes chances de survie qu’en métropole », résume le collectif. En Guyane, un bébé de moins d’un an a trois fois plus de risques de mourir qu’en métropole, alors qu’il y a deux fois plus de naissance, et le département compte quatre fois moins de médecins pour 10 000 habitants.
Le 28 février 2017, une nouvelle loi censée favoriser l’égalité réelle entre les outre-mer et la métropole est adoptée par le Parlement. Mais de l’autre côté de l’Atlantique, on croit davantage au rapport de force pour faire bouger les lignes. Dans l’éducation, le collectif demande la construction de cinq lycées, dix collèges et 500 classes primaires ainsi que la gratuité des transports et des cantines scolaires. Irréaliste ? « Urgentissime », rétorque Davy Rimane, secrétaire général de l’Union des travailleurs guyanais (Section éclairage) et l’un des leaders du mouvement social. « Aujourd’hui, il y a plus de 5000 enfants déscolarisés. On a accumulé 40 ans de sous-investissement ». Ancien proviseur de lycée, le député Gabriel Serville ne peut qu’approuver : « On n’a pas réussi à conduire plus de 37% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat », grogne-t-il.
Doit-on en déduire que les pouvoirs publics ont totalement failli dans le domaine de l’éducation et de la santé ? Sans doute pas. Selon l’Insee, à chaque rentrée scolaire, entre deux et quatre nouvelles écoles ouvrent leurs portes en Guyane. De même, les Guyanais ont gagné quatre ans d’espérance de vie au cours des quinze dernières années. Mais une nouvelle donnée a rendu très difficile la quête d’une égalité réelle avec l’Hexagone : l’explosion démographique. En 20 ans, la Guyane a vu sa population doubler, passant de 130 000 à plus de 260 000. Deux raisons à cela : l’augmentation de l’immigration en provenance du Surinam, du Brésil et d’Haïti ; et la forte natalité. Sans surprise, la santé et l’éducation sont les deux principaux bénéficiaires du plan d’investissement de 2,1 milliards signé hier à Cayenne.
Le retard de la Guyane n’est pas uniquement social. Il est aussi économique. En focalisant leur attention sur la réduction des inégalités sociales, les pouvoirs publics auraient creusé les écarts en matière de développement économique, avance le député-maire de Matoury, Gabriel Serville. « On est devenus une espèce de comptoir de consommation ». Comme dans toute l’outre-mer, l’économie guyanaise est dominée par le secteur des services et la fonction publique. La présence de grandes entreprises d’Etat, comme EDF, n’est pas un gage d’accès au service public. « Près de 40 000 personnes n’ont pas accès à l’énergie, déplore Davy Rimane. C’est inadmissible pour un département français ! ». Il y a dix ans, un congrès de l’énergie avait débouché sur une série de résolutions visant notamment à électrifier les communes isolées. « Une seule résolution a été respectée », soupire le responsable syndical.
La lenteur du traitement réservé aux questions brûlantes - hôpitaux, écoles, électricité - incite à la prudence quand il s’agit d’ouvrir un dossier sensible, comme celui du foncier. En Guyane, curiosité locale, l’État possède la grande majorité des terres. Le collectif demandait à l’Etat de rétrocéder aux collectivités locales « et à tous les Guyanais qui en font la demande » la totalité des surfaces qu’il détient. L’État a accepté hier de restituer 250 000 hectares à la collectivité guyanaise ainsi que 400 000 hectares aux Amérindiens et aux Bushinenge, peuple composé de descendants d’esclaves. La rétrocession du reste des terres sera discutée lors d’états généraux organisés prochainement.
« Nous sommes déterminés à ce que les choses changent », répètent l’un après l’autre les porte-paroles du collectif Pou Lagwiyann Dékolé depuis quatre semaines. Lancé par un autre collectif - 500 frères contre la délinquance -, le mouvement social guyanais veut s’attaquer à toutes les violences qui minent le territoire : violence physique, sociale, économique, institutionnelle. Avec en toile de fond, toujours la même question : la Guyane doit-elle évoluer vers plus d’autonomie ? Le sujet est clairement abordé dans le protocole d’accord. Mais la priorité pour les membres du collectif, c’est de continuer à faire vivre ce mouvement porteur de grands espoirs pour les 260 000 Guyanais. « On a soulevé quelque chose qui ne s’arrêtera pas, lançait il y a quelques jours Mickaël Mancée, l’un des initiateurs du collectif. Ce n’est pas un sprint, c’est une course de fond. On est parti pour des mois, voire des années ».