(La Havane) La perspective agite bien des fantasmes dans la région : la Russie avance ses pions à Cuba, rappelant la grande époque du bloc soviétique, mais elle n’a plus l’intention de subventionner l’île, préviennent plusieurs experts.
Début mai à La Havane, Raul Castro, premier secrétaire du Parti communiste cubain, a justement reçu la plus haute distinction du Parti communiste russe, l’ordre de Lénine.
En recevant le prix, l’ex-président a souligné « les relations historiques » entre les deux pays, « qui aujourd’hui se renforcent et se renouvellent ».
Le rapprochement n’est pas nouveau, mais s’accentue au rythme des sanctions de Washington contre Cuba, accusé de soutenir militairement le gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro… autre allié de Moscou.
« Cette politique isole les États-Unis de Cuba et nous ouvrons la porte à une plus grande présence de la Chine et la Russie sur l’île », s’inquiète Ric Herrero, directeur du Groupe d’études sur Cuba, qui réunit des Cubano-Américains prônant l’ouverture économique et politique.
Le « retour » des Russes est un symbole fort dans un pays qui a vécu trois décennies sous l’aile du grand frère soviétique.
Dans les rues de La Havane, peu d’indices encore de ce retour, hormis la flotte de nouveaux taxis, des Lada dernière génération, et de microbus Gaz.
« Triangle amoureux »
Mais personne n’a oublié l’époque de l’URSS : « à Cuba, nous avons toujours eu de bons souvenirs de la Russie », car « ils nous soutenaient pour tout », raconte Luis Corredera Rodriguez, 82 ans, qui joue aux dominos avec des amis sur un trottoir.
« Eux, ce sont des amis pour toute la vie », renchérit à ses côtés Julio Garcia, 59 ans, même si « les Russes ont changé » : « Maintenant, les Russes c’est nous, car les Russes ne sont plus russes, ils ne sont plus soviétiques, ils sont capitalistes comme tout le monde ».
Derrière la table de domino — le passe-temps national à Cuba —, une Lada est garée tandis que vrombit en passant une vieille berline américaine, une image qui fait écho à la situation géopolitique actuelle.
« C’est presque un triangle amoureux entre les États-Unis, Cuba et la Russie, une relation ancienne et chargée émotionnellement », remarque Scott B. MacDonald, économiste au groupe de réflexion américain CSIS (Centre d’études stratégiques et internationales), qui évoque une « nouvelle Guerre froide dans les Caraïbes ».
« À la fin de l’Union soviétique, 4 milliards de dollars par an [de Moscou, NDLR] servaient à soutenir l’économie cubaine », d’où son effondrement à la chute de l’URSS en 1990, poursuit-il.
Aujourd’hui troisième partenaire commercial de Cuba derrière l’Union européenne et la Chine, « la Russie aime l’idée de réchauffer cette relation. Mais veut-elle dépenser 4 milliards par an pour maintenir en vie Cuba économiquement ? »
Curieux, les ambassadeurs européens sur l’île ont convié il y a peu leur homologue russe à leur réunion mensuelle. Il leur a détaillé la collaboration entre La Havane et Moscou, avec la volonté de l’accroître, selon plusieurs participants.
Après des échanges commerciaux de 350 millions d’euros en 2018, les investissements russes vont permettre d’augmenter de 20 % la production d’énergie cubaine et de rénover les 14 avions de la compagnie nationale Cubana de aviacion, a assuré l’ambassadeur.
« Camarades »
Un prêt de 38 millions d’euros pour moderniser l’industrie militaire cubaine, un milliard pour rénover les voies ferroviaires, des accords dans le nucléaire civil et la cybersécurité : « qu’il y ait un regain d’activité, c’est indéniable », note Ric Herrero.
« Cela fait partie d’un effort plus large de la Russie pour déstabiliser les États-Unis, plutôt que de créer un satellite soviétique à moins de 200 kilomètres des côtes [américaines] comme sous la Guerre froide ».
À Moscou, Nikolaï Kalachnikov, conseiller à l’Institut pour l’Amérique latine de l’Académie des Sciences de Russie, va dans le même sens.
« Nous sommes catégoriquement contre la politique américaine liée à Cuba. De la même façon que les Cubains sont contre les sanctions américaines contre la Russie », souligne-t-il, précisant que pour les Russes, les Cubains sont des « camarades ».
Mais « aujourd’hui, les relations se construisent sur une base pragmatique, sans la dimension idéologique qu’il y avait à l’époque soviétique ».
L’île socialiste, menacée de perdre le soutien pétrolier de Caracas, est surtout en quête d’argent frais.
« Il y a un besoin de pétrole, bien sûr », explique Santiago Pérez, sous-directeur du Centre cubain de recherches en politique internationale. Puis « Cuba a besoin d’exporter et la Russie est un marché de 143 millions » d’habitants.
Selon lui, ce mariage est d’intérêt « mutuel » car, « pour la Russie, Cuba est un acteur important en termes de puissance morale » pour faire contrepoids à Washington : « la relation avec la Russie nous est vitale actuellement, mais je crois que pour eux aussi ».