Les récents revirements de l’administration Trump concernant l’aide militaire apportée à l’Ukraine ont donné lieu à des appels au boycott de produits d’origine américaine au sein de pays européens. Ces appels sont-ils protégés par le droit à la liberté d’expression ?
À la suite des échanges tendus survenus dans le Bureau ovale de la Maison Blanche entre Donald Trump, James David Vance et Volodymyr Zelensky le vendredi 28 février, la société pétrolière norvégienne Haltbakk Bunkers a annoncé dans un communiqué publié sur Facebookqu’elle cessait « immédiatement » son ravitaillement des navires de la marine américaine, dénonçant le « plus grand merdier jamais présenté en direct à la télévision par l’actuel président américain et son vice-président ». Cette décision vise, pour la compagnie pétrolière, à manifester son soutien au peuple ukrainien face à ce qu’elle dénonce comme un « spectacle télévisé de plantage de couteau dans le dos ».
Ce communiqué est également l’occasion pour l’entreprise d’encourager « tous les Norvégiens et les Européens » à suivre son exemple. Cet appel au boycott fait écho à d’autres mouvements apparus dans les pays scandinaves depuis l’entrée en fonction de Donald Trump et ses diverses décisions en matière de politique internationale. L’objectif est d’inciter les consommateurs européens à ne pas acheter de produits commercialisés par des marques américaines, en vue d’exercer une pression sur les acteurs économiques outre-Atlantique et de conduire les États-Unis à infléchir leur position dans le conflit russo-ukrainien.
Issue du patronyme de Charles Cunningham Boycott, contre qui un blocus avait été décidé par des fermiers irlandais qu’il était chargé d’expulser en représailles à leurs revendications, l’appellation de boycott désigne une pratique consistant à organiser un refus collectif de tout échange économique avec une personne, le plus souvent morale, parfois un État. Depuis son apparition, cette pratique a connu de multiples occurrences à travers l’Histoire, dont l’une des plus connues est le boycott international visant l’Afrique du Sud en raison de sa politique d’apartheid.
Dès lors qu’il repose sur une action collective – indispensable à son éventuelle efficacité –, le boycott fait généralement suite à un appel, manifesté par diverses formes d’expression, dont le communiqué de la société Haltbakk Bunkers constitue une illustration parmi d’autres. La question de la protection des appels au boycott par la liberté d’expression se pose notamment en raison du préjudice qu’une telle pratique est susceptible de causer aux acteurs économiques ou étatiques visés par ces appels. Il fut néanmoins souligné, dans un rapport d’activité aux membres de l’Assemblée générale des Nations unies, que cette pratique « est considérée comme une forme légitime d’expression publique, et que les manifestations non violentes de soutien aux boycotts relèvent, de manière générale, de la liberté d’expression légitime qu’il convient de protéger ».
Au regard du fait qu’il ne vise pas, en lui-même, à inciter à des mesures de rétorsion ou de représailles gratuites et faites de mauvaise foi, mais bien à inscrire celles-ci dans une optique de protestation légitime, la Cour européenne des droits de l’Homme a ainsi jugé, dans un arrêt Baldassi et autres contre France, que l’appel au boycott « relève […] en principe de la protection de l’article 10 de la Convention » européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, qui protège la liberté d’expression. Il en va ainsi a fortiori lorsque le motif de cet appel au boycott s’inscrit dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ce qui ne fait guère de doutes, dans le contexte ci-dessus rappelé, s’agissant de la question de l’aide militaire apportée par les États-Unis à l’Ukraine.
Comme toujours, la liberté d’expression n’a rien d’absolu. La question de la légalité des appels aux boycott de produits étrangers a été, en France, l’occasion d’interroger ses limites à plusieurs reprises.
Dans une première affaire, le maire d’une commune avait, publiquement, annoncé son intention de boycotter les produits israéliens sur le territoire de sa commune afin de protester contre la politique d’Ariel Sharon, alors premier ministre israélien, vis-à-vis du sort des palestiniens. Condamné par les juridictions françaises pour le délit de provocation à la discrimination contre une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine (loi du 29 juillet 1881, article 24, alinéa 7), l’élu avait saisi la Cour européenne des droits de l’Homme en invoquant une atteinte à sa liberté d’expression. Il fut désavoué par la Cour européenne dans un arrêt Willem contre France. Celle-ci a notamment souligné que le devoir de neutralité et les responsabilités découlant de la qualité de maire étaient incompatibles avec une démarche unilatérale telle que la sienne, consistant à inciter les services municipaux à un acte positif de discrimination.
Forte de cette décision, la Cour de cassation française a pu juger, dans des arrêts du 20 octobre 2015, que des appels au boycott de produits israéliens effectués dans le cadre du mouvement BDS (« Boycott, désinvestissement, sanctions ») étaient constitutifs du délit de provocation à la discrimination, au regard du fait qu’ils incitent les consommateurs à ne pas acheter ces produits en raison de l’origine de leurs producteurs ou fournisseurs. Toutefois, cette interprétation du délit a donné lieu à une condamnation de la France par la Cour européenne dans son arrêt Baldassi et autres contre France précité. En effet, cette affaire différait de la précédente en ce que les personnes poursuivies, simples citoyens, n’étaient pas astreintes aux mêmes responsabilités qu’un maire.
En outre, celles-ci avaient inscrit leur action dans une démarche de protestation sur un sujet d’intérêt général, « celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et […] la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés » ; et surtout, aucun acte de violence n’avait été commis, et aucun propos raciste ou antisémite n’avait été proféré à l’occasion des faits poursuivis. La Cour de cassation s’est, depuis, alignée sur cette position dans un arrêt du 17 octobre 2023 concernant des faits comparables. Il en résulte que l’appel au boycott dégénère en infraction pénale et cesse d’être protégé lorsqu’il devient un prétexte fallacieux pour la commission d’actes violents ou la propagation de discours de haine, ce qui doit être apprécié par les juges au cas par cas. Le contexte des faits joue donc, en cette matière comme dans bien d’autres, un rôle déterminant.
Pour conclure, les appels, par des personnes privées, au boycott de produits américains sont a priori protégés par le droit à la liberté d’expression dès lors qu’ils s’inscrivent, comme en l’occurrence, dans le cadre d’un débat d’intérêt général et qu’ils ne s’accompagnent d’aucune incitation à des actes violents ou haineux visant les producteurs et fournisseurs eux-mêmes à raison de leur origine. En outre, ces appels doivent préserver la liberté des consommateurs d’acheter de tels produits s’ils le souhaitent. À ce titre, la décision du groupe de distribution alimentaire danoise Sailing de marquer d’une étoile noire les étiquettes de produits d’origine européenne, pour inciter les clients à les acheter en priorité, peut être perçue comme équilibrée.