Le 10 mai 2016, répondant à la demande du CRAN et de 120 autres organisations, le président de la République s'engageait à mettre en place à Paris un musée et une fondation pour la mémoire de l'esclavage.
Un an plus tard, dans l'un de ses derniers discours avant la passation, François Hollande devrait évoquer à nouveau ce sujet, et l'on saura si cet engagement sera suivi d'effets. Quoi qu'il en soit, la question des réparations est désormais posée, et de manière concrète. Mais il convient d'aller plus loin.
C'est pourquoi nous avons travaillé avec la députée Cécile Duflot pendant plusieurs mois. Cette réflexion a abouti à deux propositions de loi. La première concerne l'esclavage. Elle s'inspire en bonne partie de la loi Taubira. Adopté en 2001, ce texte, on s'en souvient, visait à la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité. Mais l'article 5, qui prévoyait l'instauration d'un "comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d'examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime", fut écarté en commission des lois. Il s'agit donc de le reprendre, et d'aller jusqu'au bout de ce processus inachevé.
Complétant la loi Taubira, cette proposition de loi vise aussi à mettre en œuvre la promesse qu'avait faite François Hollande le 10 mai 2015. Lors de l'inauguration du Memorial Acte, en Guadeloupe, le président de la République s'était en effet engagé à restituer au peuple haïtien la rançon que celui-ci avait dû payer à la France après l'abolition de l'esclavage. De nombreux chefs d'État d'Afrique et de la Caraïbe avaient applaudi à cette annonce. Il est temps aujourd'hui d'aller au bout de cette déclaration restée sans suite. C'est une question de justice et d'honneur.
La deuxième proposition de loi sur laquelle nous avons travaillé avec Cécile Duflot concerne la seconde période coloniale. En effet, après l'abolition de l'esclavage, obtenue en 1848, la colonisation nouvelle qui est relancée en Afrique et en Asie recourt à de nouvelles pratiques de domination et d'exploitation.
Les populations indigènes sont réquisitionnées pour les chantiers de travaux publics et pour les concessions. On passe alors de l'esclavage colonial, tel que le décrit la loi Taubira, à la colonisation esclavagiste. Ou pour le dire autrement, on passe d'un esclavage monarchique à un esclavage républicain. Certes, l'esclavage et le travail forcé diffèrent sur le papier: l'esclave est une marchandise appartenant à une personne privée ou à une compagnie, tandis que dans le cadre du travail forcé, l'indigène reste libre, en principe. Il est "seulement" réquisitionné de force par l'État colonial et mis à disposition d'une entreprise pour les nécessités d'un chantier d'intérêt public, contre un salaire très faible ou inexistant. Or, en réalité, ces deux statuts se ressemblaient bien souvent comme deux gouttes d'eau. Dans les années 1920, l'Organisation Internationale du Travail ne manqua pas de le dire à la France. Quelque nom qu'on lui donne, cette pratique contrevenait à la fois au droit français et au droit international, qui tous deux interdisent l'esclavage.
Pendant des décennies, ces populations d'Afrique et d'Asie ont fait l'objet de véritables razzias, capturées, au lasso ou au fusil, puis déportées, parfois sur des milliers de kilomètres, vers les lieux où elles étaient exploitées. Ces personnes ont été capturées et exploitées sur la seule base de leur statut d'indigène, et donc de leur appartenance ethnique. Cet esclavage déguisé n'a été aboli qu'en 1946, date de la loi Houphouët-Boigny, député et futur président de la Côte d'Ivoire. Encore ces pratiques ont-elles perduré jusqu'aux indépendances en bien des lieux de l'Empire colonial. Bien que ce second esclavage soit plus récent que le précédent, il est objectivement moins connu. Il n'en est pas moins criminel pour autant.
Le "Statut de Rome" qui définit les exactions pouvant être qualifiées de crime contre l'humanité en droit international évoque entre autres "la déportation ou le transfert forcé de population", "la réduction en esclavage", "l'emprisonnement ou autre forme grave de privation de liberté physique" et tous "autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances". Il est clair que le travail forcé, tel qu'il a été mis en place par la France et bien d'autres pays après l'abolition de l'esclavage, répond tout à fait à la définition du crime contre l'humanité. Il est temps de le reconnaître, et de réfléchir là aussi aux réparations qui s'imposent. C'est l'objet de cette seconde proposition de loi.
Ces deux textes pourront être soumis à discussion au Parlement après les prochaines élections législatives. Ils permettront de prolonger les actions en cours. Ils s'inscrivent du reste dans un contexte international. Il y a deux ans, dans un rapport concernant le racisme en France, le Conseil de l'Europe recommandait "aux autorités de poursuivre le débat (...) sur la question des réparations autres que pécuniaires à la suite de la traité négrière et du passé colonial de la France, en concertation avec la société civile, et de définir une politique à cet égard". De même, dans le cadre de la décennie des personnes d'ascendance africaine décidée par les Nations Unies (2015-2025), la question des réparations est de plus en plus évoquée.
Pendant la campagne pour la présidentielle, Emmanuel Macron avait évoqué la colonisation, et la question des crimes contre l'humanité. La polémique suscitée prouve que le sujet est à la fois mal connu et mal assumé par les Français. La commémoration du 10 mai aura évidemment un caractère particulier cette année, en raison du contexte lié aux élections, mais il convient de le redire: commémorer, c'est bien ; réparer, c'est mieux. Et il appartient aux nouveaux responsables issus des urnes de prendre les mesures qui s'imposent, et de faire voter les lois en faveur de la réparation, et donc de la justice.