La chercheuse en droit public Julie Arroyo revient sur l’annonce de Gabriel Attal, qui souhaite interdire le port des abayas et des qamis dans les établissements scolaires. Cette extension de la loi de 2004 sur le voile, si elle se traduisait par une interdiction générale et absolue de ces vêtements, ne lui semble pas tenable en droit.
En annonçant, sur le plateau de TF1, dimanche 27 août, l’interdiction totale du port des abayas (robes longues de tradition moyen-orientale) et des qamis (tuniques pour les garçons) dans l’enceinte des collèges et des lycées, le ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, a remis un totem de la droite sur la table, bouchant l’horizon pour le reste de ses annonces à l’aube de la rentrée 2023.
« Notre école est testée », a déclaré le ministre lundi 28 août, par des « atteintes accrues » à la laïcité. Le nombre de ces atteintes a effectivement grimpé (en augmentation de 120 % entre l’année scolaire qui vient de se dérouler et la précédente), sans que l’on sache quel rôle joue le port de ces tenues dans les chiffres annoncés.
« Ce n’est pas le principal problème de la rentrée, a répondu Sophie Vénétitay, porte-parole du syndicat SNES-FSU, quelques heures après cette déclaration. Ce sont les effectifs dans les classes, les profs qui manquent, le problème, même si on ne dit pas que la question des abayas n’existe pas. » Jean-Rémi Girard, du syndicat Snalc, sans en faire un point central, reconnaît que cette annonce répond à une demande de « clarification » du terrain et des chefs d’établissement notamment, « pour éviter d’avoir un lycée qui dit “oui” ici, et “non” deux rues plus loin ». Le ministre de l’éducation nationale a remercié de son côté les politiques de tous bords ayant salué sa décision, du communiste Fabien Roussel à Éric Ciotti (Les Républicains) en passant par le maire socialiste de Montpellier.
Cette nouvelle interdiction relance cependant le débat autour de la mise en œuvre de la loi de 2004 interdisant le port du voile à l’école, ainsi que l’ambiguïté autour des vêtements religieux « par destination ». Explications avec la maîtresse de conférences en droit public à l'université de Grenoble-Alpes, Julie Arroyo, qui vient de publier un texte critique sur l’interdiction des signes religieux dans la Revue des droits et libertés fondamentaux.
Mediapart : Juridiquement, pour vous, l’interdiction de l’abaya est-elle possible ? Dans le cadre de la loi de 2004 ?
Julie Arroyo : Oui, cela semble possible dans le cadre de la loi de 2004, mais contestable. Possible, car la loi interdit les signes qui révèlent ostensiblement l’appartenance religieuse de leur porteur ; et parce qu’au-delà des signes religieux classiques (croix, voile), les signes religieux que la doctrine appelle “par destination” peuvent être interdits. Il s’agit des objets qui n’ont pas de connotation religieuse mais qui sont religieux du fait de la volonté de leur porteur de leur conférer une telle dimension : cela a été admis pour certains bandanas, jupes noires longues, etc. L’abaya pourrait correspondre à ce type de signe. Il faut voir comment sera rédigée la circulaire car cela conduirait l’administration à aller très loin et à s’immiscer dans le champ religieux d’une manière qui semble peu compatible avec la laïcité.
Devant un lycée de Marseille en juin 2023. © Photo Gilles Bader / La Provence / PhotoPQR via MaxPPP
L’ambition du ministre de l’éducation nationale est de lever le flou par l’interdiction pure et simple de l’abaya à l’école, mais est-ce si simple sur le plan juridique ?
La question de l’identification des signes religieux dans un État laïc est problématique, car un État ne doit pas en principe dire ce qui est religieux et ce qu’il ne l’est pas. Dans l’idéal, il lui faut se référer à l’intention du porteur du signe. Si celui-ci considère son objet comme religieux, alors il devra être qualifié comme tel. Bien sûr, une telle approche pose problème lorsque l’identification du signe religieux précède son interdiction, car elle peut conduire à interdire ou à ne pas interdire un même objet selon la revendication de son porteur (par exemple avec les abayas revendiquées comme vêtement religieux ou non par les élèves). L’autre solution, respectueuse de la laïcité, consiste à se référer à la qualification arrêtée par l’autorité ou la communauté religieuse en question. Est considéré comme religieux ce que les chrétiens, les musulmans, les juifs, etc., considèrent comme tel. Dans le cas de l’abaya, il ne semble pas que ce soit le cas. Donc, on risque de se retrouver avec une circulaire qui affirme la dimension religieuse d’un vêtement, quelles que soient les circonstances de son port, alors même que ce vêtement est avant tout coutumier, et alors que son porteur lui déniera potentiellement toute portée religieuse. Il s’agirait d’une situation très contestable, voire un non-sens au regard de la laïcité. Ce serait extrêmement critiquable, comme je l’explique, que l’abaya soit ipso facto considérée comme un signe religieux quelles que soient les circonstances. La jupe noire et les bandanas par exemple étaient portés en continu ou en substitution au voile interdit... Donc il va falloir attendre de voir comment la circulaire sera rédigée... Par principe, une interdiction générale et absolue des abayas ne me semble pas tenable.
On parle de vêtement « culturel » ou « religieux ». Il faut, en droit, les traiter différemment ?
Il est toujours délicat de distinguer le cultuel et le culturel en matière de signes religieux. Si l’on prend l’exemple des crèches de Noël, le Conseil d’État a jugé qu’elles peuvent être dans certaines circonstances des signes religieux dont l’installation dans les lieux publics est prohibée par la loi de 1905, et dans d’autres circonstances qu’elles présentent une dimension davantage culturelle et qu’elles peuvent donc être installées à certaines conditions sur une place ou dans une rue par exemple. Pour l’abaya, la circulaire va peut-être conduire à affirmer – sans discussion possible autour des circonstances de son port – sa dimension religieuse alors même qu’il ne s’agit pas par nature d’un signe religieux et, encore une fois, potentiellement contre l’intention de son porteur. Dans un État laïc, on se trouverait donc dans la situation où les crèches de Noël – admises comme religieuses par la communauté chrétienne – pourraient échapper à la qualification de signes religieux alors que les abayas – a priori non religieuse – seraient ipso facto révélatrices de la religion de leurs porteuses et donc interdites à l’école. On marcherait un peu sur la tête...
Pour vous, cette interdiction relève d’un dévoiement de la laïcité ?
De mon point de vue, oui. Quand on interdit des signes religieux dans un État laïc, on prend des risques. Mais cela n’a rien de nouveau, car dans son application la loi de 2004 a tout de suite dérivé : on a déjà reconnu des signes religieux « par destination » dans le passé (jupe longue noire, bandana, et même charlotte médicale en droit de la fonction publique). C’est problématique car contraire à l’esprit libéral de la laïcité qui est la libre expression des expressions religieuses. La nouveauté dans cette déclaration sur les abayas, c’est d’officialiser l’interdiction par une circulaire.
Faut-il y voir une marque du contexte politique, Emmanuel Macron ayant affirmé à plusieurs reprises vouloir faire de l’école le lieu du « combat » pour une « reconquête républicaine » ?
C’est encore une fois dans l’esprit de la loi de 2004. Le port de signes religieux était déjà considéré en creux dans ce texte comme contraire aux objectifs de l’égalité des chances, de l’égalité devant l’acquisition des valeurs, de l’égalité entre les filles et les garçons, etc. Sur le plan politique, nous sommes dans l’accentuation de cette vision. Avec tout le problème, concernant l’abaya, encore une fois, que nous ne sommes pas là dans un signe religieux classiquement admis. De ce fait, quelles peuvent être les limites d’une telle décision dans les établissements scolaires ? Implicitement, cela peut conduire les autorités à prendre en compte d’autres éléments, éventuellement discriminants, sur le faciès ou l’origine par exemple.
Mais comment faire la part des choses entre l’élève qui va porter une abaya ou un qamis en le revendiquant ou pas ? C’est laisser les personnels arbitrer, sur le terrain, des motivations de l’élève. Un vrai casse-tête finalement ?
Oui, c’est tout le problème de l’approche subjective, elle va conduire à des inégalités. Donc ce n’est pas entièrement satisfaisant. Cela met l’administration dans une position inextricable.
On peut imaginer que vont se multiplier les contentieux sur le respect de la laïcité. Que disent ceux qui ont déjà eu lieu ?
La plupart du temps, la décision de l’administration est validée, sur les jupes longues et les bandanas par exemple à l’école. Il n’y a pas eu pour le moment d’arrêts du Conseil d’État sur les abayas. Ils existent sur les turbans sikhs, que la religion sikh ne considère pourtant pas comme religieux – ce sont les cheveux qui sont sacrés. Ils ont pourtant été interdits par le Conseil d’État qui a considéré qu’il s’agissait de signes religieux « par destination ».
Le pouvoir politique insiste sur la nécessité d’une « règle claire » pour le personnel sur le terrain. En tant que juriste, comprenez-vous cet argument ?
La loi de 2004 a aussi été faite pour libérer l’administration de ce poids de savoir que faire du voile. Mais encore faut-il identifier les signes religieux une fois qu’ils sont interdits. Je comprends les difficultés de l’administration scolaire, elle subit elle aussi les effets de cette loi. Demander à un agent public d’identifier un signe religieux, c’est le mettre dans une situation problématique. Il doit sortir de sa neutralité pour dire que telle jupe, tel pantalon révèle l’appartenance religieuse de l’élève qui le porte, alors même que celui-ci peut lui dénier cette portée et que la communauté religieuse ou les autorités religieuses ne considèrent pas cette tenue comme religieuse. L’agent risque également de prendre en compte d’autres éléments pour forger son appréciation comme la couleur de peau de l’élève... Au-delà de la négation de la laïcité, le risque est donc aussi celui de la discrimination.