Les infos qui se relaient au lendemain du prétendu assassinat de Jovenel Moïse laissent planer un grand doute sur la véracité des faits médiatisés et révèlent d'immenses failles dans la conscience collective haïtienne rendant improbable la notion d'intelligence en ce lieu, Ce qui expliquerait de bon aloi pourquoi la défaillance a élu domicile sur ce territoire.
Au regard des cycles de crise qui laissent ressurgir, sur son territoire, une instabilité persistante, et déshumanisante pour son collectif, Haïti s’installe dans le regard de plus d’uns comme une entité chaotique ou énigmatique. Tant elle parait insaisissable, ingouvernable. Mais, ce constat pour judicieux qu’il soit, pose aussi problème. Pour cause, il ne fait émerger aucune variable de responsabilité pour permettre aux décideurs d’agir sur le chaos qu’ils gouvernent. En, conséquence, il ne permet pas de sortir de l’impasse actualisant l’errance haïtienne comme un véritable impensé agissant. Ce constat se révèle donc lui-même un impensé, puisqu’au demeurant, la méthode scientifique nous dit que tout problème non résolu est un problème mal posé ou mal compris. À moins que ce ne soit un faux problème.
Partant de cette hypothèse, face à un contexte problématique invariant qui charrie des crises réputées insolubles, je me demande s’il ne convient pas de changer de perspective pour faire émerger un possible humain, comme une modeste performance et enfin parvenir à stopper l’engrenage de la défaillance. Car, si l’on croit à cette écologie de l’action à laquelle nous invite Edgar Morin dans la lutte contre l’erreur permanente, si l’on adhère à l’éloge de la résistance et de la liberté lancé par Isabelle Stengers pour trouver la bonne posture face au désastre[1] et à la barbarie, il est possible d’inventer ‘‘des pistes pour transformer l’action et dépasser nos enfermements’’. Si l’on n’y arrive pas c’est qu’il y a un bug dans la conscience, une bulle d’enfumage dans les réseaux de savoir qu’il faut crever. Et c’est à cette tâche que je m’adonne depuis 2004 à travers des réflexions qui problématisent le contexte anthropologique et sociologique haïtien pour comprendre pourquoi il y a si peu d’intelligence et d’éthique en ce lieu ?
Fait signifiant, depuis ces 17 ans, les nombreuses thématiques que j’ai jusque-là traitées n’ont pas intéressé grand monde en Haïti. Et pour cause. Car partout où l’impensé agissant s’est structuré comme intelligence adaptative, il y a toujours une insignifiance académique qui sert d’étouffoir pour enfumer la pensée critique. C’est cet impensé que j’ai systématiquement dénoncé dans mes articles depuis 2004, au péril de ma carrière professionnelle et même de ma vie.
Certains croient encore que je ne fais que de la provocation gratuite. Ils sont incapables de comprendre que là où l’on ne risque pas sa vie et sa carrière pour des valeurs éthiques, là où ne se met pas en danger pour brandir les étendards de la vérité, il n’y a que du mercenariat avec ou sans diplôme. Et c’est justement cette indigence qui s’est répandue en Haïti à tous les niveaux qui donne au pays sa senteur shitholique. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’y a pas que les gangs des villages de Dieu à semer le deuil en Haïti. Il n’y a pas que les mercenaires américains et colombiens qui opèrent sur le territoire d’Haïti. Toute la société haïtienne, du sommet à la base, agit et fonctionne comme un repère de gangs et de mercenaires. Dans les médias, dans les ONG, dans les associations socio professionnelles, dans les universités, dans les écoles, dans les églises, dans les réseaux de droits humains, dans les partis politiques, dans les institutions publiques, dans les entreprises privées, dans les réseaux culturels, c’est le même modèle d’affaires, basé sur les mauvais arrangements et la débrouillardise individuelle qui donne la réussite : Malice, Imposture, Marronnage, Insignifiance, Irresponsabilité et Indignité. C’est cet enchevêtrement qui permet à n’importe quel étranger qui débarque en Haïti de se comporter en pro consul et d’insulter systématiquement la dignité haïtienne. Le blanc sait que le même bailleur qui finance les gangs est celui qui finance les projets d’innovation académique, démocratique, technologique et économique. De sorte qu’Haïti n’est qu’un vaste théâtre de criminalité où chacun apporte "sa touche spéciale » selon ses compétences : qui derrière son micro, qui avec sa plume d’écrivain, qui avec son titre de manager d’ONG, qui avec son diplôme reluisant, qui avec son business et petit démêlé des droits humains, qui avec ses armes automatiques.
Le drame est qu’on s’étonne que tout reste invariant. Le drame est qu’on continue de rendre les politiques responsables de tout. Le drame est qu’on continue de lancer des slogans insignifiants contre le système qu’on structure soi-même. Le drame est que la vie continue et que personne ne s’indignera outre mesure si le blanc, dans la résurgence de la barbarie qui vient, décide qu’Haïti doit être dirigé par quelque race génétiquement améliorée d’animaux sauvages. Il y aura toujours le même enthousiasme des uns et des autres à vaquer à leurs occupations sans se soucier du contexte.
Ne croyez pas que j’exagère ! J’apporte dans mon récit sur l’indigence des exemples de cas qui montrent comment l’effondrement de la conscience a fini par tuer l’intelligence collective en Haïti. Et oui, c’est la question que je posais justement : Pourquoi y a-t-il si peu d’intelligence et d’éthique en ce lieu qu’on prétend, pourtant, être rempli de talents culturels, littéraires, artistiques individuels ? Tous au demeurant toujours prompts à se montrer exemplaires sous d’autres cieux, tous hélas combien irresponsables sur le sol de leur terroir. Et le drame est qu’ils continuent de célébrer l’indépendance. Le drame est qu’ils continuent de se recroqueviller sur 1804 pour retrouver un soupçon de fierté qu’ils ne peuvent plus avoir dans le présent puisqu’ils n’ont plus de liberté et donc plus d’avenir. Car c’est la liberté et la dignité qui illuminent toujours la conscience d’un peuple pour sa marche vers l’avenir. Quand ce peuple n’a plus de dignité et de liberté, il s’accroche à la moindre insignifiance : Naomi Osaka a joué avec le drapeau haïtien noué autour du cou comme foulard, Hourra, Hourra ! Et qu’importe que Madame La Lime nous dise que le code noir sera rétabli. Comme le disent les éditorialistes du Nouvelliste, une petite nouvelle réjouissante par jour suffit. Tout le reste est indifférence.
C’est cette culture de l’indifférence, par laquelle on s’autorise à vivre dans la fulgurance de l’instant au détriment de la cohérence et la constance, qui permet aux uns et aux autres de rechercher l’équilibre vers ce que René Char appelait le cycle bas : Là où toute chose vitale, subit une sorte de loi indigente permettant à « L'essentiel d’être sans cesse menacer par l’insignifiant ». Avec un tel vide dans la conscience comment ne pas s’affaisser vers les lignes de basses eaux de l’indignité et de la servitude ?
Or la pensée complexe nous apprend qu’il y a « une responsabilité éthique dans l’action » (Dominique Genelot) quand on navigue dans un contexte d’incertitudes. Et si l’on croit ce que nous dit le professeur Jean-Louis Le Moigne, grand spécialiste de la pensée morinienne : « la simplification du compliqué appliqué au complexe a pour conséquence une aggravation de la complexité[2] ». Autrement dit, chaque fois que vous recherchez une simplification pour évacuer un problème complexe, vous ne faites qu’aggraver le problème et vous éloigner de toute solution intelligente. Par exemple, se complaire à exhiber les belles plages d’Haiti avec des cris de Vive Haïti chérie est une indigence, quand on sait que depuis 2018, la capitale haïtienne est classée parmi les villes les plus sales du monde[3].
Et c’est justement ce que l’on fait systématiquement en Haïti, au nom de l’urgence, au nom de la recherche de nouvelles réjouissantes, au nom de la résilience, on s’interdit de prendre le temps de penser dans la complexité, on se précipite sur la première insignifiance et on s’y accroche pour ne pas désespérer. On s’obstine à refuser de penser, on essaie non pas de trouver des solutions opportunes aux problèmes, mais à profiter du contexte de crise pour maximiser ses intérêts en développant des accointances avec les sphères d’influence mafieuses. Vous en voulez la preuve, je vais vous en donner deux, mais vous en trouverez des centaines dans mon récit sur l’indigence.
La première est en lien avec le contexte électoral de 2017. En 2016, une commission de vérification électorale avait montré dans un rapport que le dispositif électoral haïtien était non seulement sous le contrôle exclusif de la communauté internationale, mais que les différents outils et le système d’information électoral étaient fortement biaisés. En conséquence, le processus électoral, dans son ensemble, ne peut qu'induire systématiquement des fraudes que l’on s'applique toujours à minimiser en les faisant passer comme autant de lacunes imputables à l’analphabétisme de la population. C’est d’ailleurs pour cela qu’on embauche un personnel technique haïtien, mais qui n'a pas plus de pouvoir que le peuple haïtien n’en a à choisir dignement son destin. Alors que le rapport de la commission de vérification exigeait de prendre le temps pour épurer le système d’information électoral avant de se lancer dans un nouveau scrutin en 2017, personne ne s’est soucié de cette recommandation. Partis politiques, de droite, du centre comme de gauche, si vraiment ces catégories ont un sens et existent en Haïti, éditorialistes, chercheurs, analystes, organismes de la société civile et de droits humains, tous étaient vent debout et voulaient liquider le processus électoral au plus vite. Conscient du chaos que cela allait engendrer, comme toujours, j’avais pris mes responsabilités et j’avais écrit[4] :
« […], nous sommes inquiets de voir qu’aucun parti politique n’ait plaidé pour un reformatage en profondeur de la machine électorale à travers la mise à jour du registre électoral, une adaptation de l’actuel cadre législatif électoral pour y intégrer davantage de normes d’intégrité et surtout une meilleure gestion du centre de tabulation à travers la prise en compte des règles de fiabilité et de filtre de qualité qui fondent l’intégrité des processus électoraux.
Nous sommes inquiets de voir le nouveau Conseil Électoral Provisoire (CEP) se contenter de relancer le processus électoral en publiant un nouveau calendrier électoral sans tirer les enseignements des résultats des travaux de la CIEVE et sans chercher à épurer le processus électoral pour mettre les acteurs en confiance. Et c’est pour cela que nous nous inquiétons encore plus que le pouvoir exécutif n’ait pas pris toute la mesure des résultats des travaux de la CIEVE en cherchant à punir ceux qui ont rendu possible le fiasco électoral de 2015.
Il parait donc inconséquent et maladroit que le CEP se soit contenté de relancer le processus électoral en publiant un nouveau calendrier sans relever et adresser les innombrables problèmes soulevés par le rapport de la CIEVE et qui ont été à l’origine du fiasco électoral de 2015. De même qu’il est maladroit et insensé que le pouvoir exécutif, en tant que commanditaire du rapport d’évaluation du processus électoral et tant que garant de l’intégrité du processus électoral, se soit contenté de remettre le rapport au CEP dans une démarche insouciante et irresponsable à la Ponce Pilate.
Rappelons qu’il est de la responsabilité des « autorités de l'État de veiller à ce que le scrutin soit organisé de manière à éviter la fraude ou toute autre forme d'irrégularité, à ce que la sécurité et l'intégrité du processus soient maintenus et à ce que le décompte soit effectué par un personnel qualifié, sous surveillance et/ou fasse l'objet d'une vérification impartiale ». En cas de fraude et de violation des principes d’intégrité électorale, « L'État doit veiller à ce que ces violations soient traitées efficacement et promptement par une autorité judiciaire indépendante et impartiale ». C’est du moins ce qu’affirme la déclaration sur les critères pour des élections libres et régulières publiée par l’Union Interparlementaire dans sa section 4 aux articles 6 et 9.
Dès lors il devient impératif de mettre incessamment sur pied la phase 2 de l’évaluation du processus électoral de 2015 pour faire aboutir l’évaluation comme une vraie démarche progressive en sachant donner de la valeur à nos décisions pour inscrire nos actions dans une dynamique d’amélioration continue ».
Et j’avais conclu par ces mots :
« Il est temps que les hommes d’honneur agissent avec dignité et intégrité. On n’agit pas avec honneur en obéissant vassalement aux ordres, puis en cherchant à se disculper à travers des mémoires et des livres. L’action des hommes d’honneur doit s’inscrire dans l’histoire immédiate qui se joue et non dans le récit improbable des dénonciations après coup ».
Mais hélas, je n’avais pas été entendu. Pour cause, il y avait des millions dollars en jeu pour les élections, de la publicité pour les médias, du financement pour les partis politiques, des postes à pouvoir au conseil électoral et des opportunités juteuses d’affaires. Personne n’avait de disponibilité et de temps pour penser à ces choses. Personne ne s’intéressait aux vulnérabilités qui pouvaient être exploitées par les réseaux mafieux nationaux et internationaux. Le Nouvelliste, comme à son habitude, nous avait même gratifié de sa spéciale, toujours insignifiante, en nous disant, satisfait : « Un autre 7 février, Privert s’en va, Moïse arrive, la démocratisation se poursuit[5] ». Une manière pleine de roublardise pour nous dire que même si rien ne changera, au moins pour la forme les élections se sont tenues.
Et ce sont les mêmes qui pleurent aujourd’hui la démocratisation qu’ils célébraient hier ! Le jour de l'investiture, le 7 février 2017, Un chroniqueur de dépêches économiques, qui anime une émission très prisée par le public, et qui, en même temps, comme ancien boursier de l’ambassade des États-unis, bénéficie des subventions de l'USAID pour ses projets, a même fait des prévisions de haute croissance avec un autre économiste fraichement revenue au pays avec son doctorat. Comme s'il pouvait y avoir de la stabilité pour la performance et la croissance avec un président intronisé pour protéger les intérêts mafieux, alors même qu'il était inculpé pour blanchiment d'avoirs !
Et le résultat est là devant nous : 5 années perdues et galvaudées, et la compromission totale de l’avenir des prochaines générations. Conseil Supérieure du pouvoir judiciaire : dans les chiottes ; Parlement : dans les chiottes ; la Police : dans les chiottes ; Unité de lutte contre la corruption : dans les chiottes ; Unité de centrale de renseignement Économique et financier : dans les chiottes, Office de protection du citoyen : dans les chiottes ; Cour des comptes et du contentieux administratif : dans les chiottes. Ce qui valide un des axiomes de l'indigence : Qui sème l’urgence et l’insignifiance par saison de défaillance récolte toujours l’invariance et l’indigence !
La seconde est en lien avec le contexte actuel. Sans rien apprendre de cette expérience, puisqu’en contexte indigent, il n’y a pas d’apprentissage alors on remet l’enfumage. Les mêmes éditorialistes continuent de nous vendre leurs insignifiances. Ainsi, 72 hres après une histoire d’assassinat dont personne ne comprend encore les tenants et les aboutissants, des médias haitiens nous sortent une bande audio qu’ils attribuent à Martine Moise; laquelle aurait fait des révélations sensationnelles sur les assassins de son mari. Je pense que les médias qui ont publié cette bande audio agissent dans une totale irresponsabilité, pour ne pas dire complicité avec ceux qui déstabilisent Haïti. Car il y a lieu de problématiser cette bande audio pour au moins deux raisons.
À ceux qui me rappellent que des médias étrangers ont relayé aussi la nouvelle, je rappelle que les médias étrangers avaient aussi relayé les déclarations du Dr Pape prétendant qu’Haïti allait avoir des milliers de mort de la Covid19 selon des simulations provenant de données que personne n’a jamais vues, et que rien ne s’était passé comme médiatisé. Faut-il rappeler aussi que des médias étrangers avaient relayé que les élections en Bolivie étaient truquées, ce qui avait crédité la thèse de fraude ayant facilité le coup d’état contre le président Evo Morales[6]. Ensuite, faut-il préciser que selon des données versées au domaine public par la CIA, 95% de médias occidentaux travaillent avec ou pour la CIA. En effet, selon le media d’action collective : des documents déclassifiés de la CIA laissent croire à « l’existence d’un réseau de journalistes ayant régulièrement reçu des instructions […] des analystes principaux de la CIA. Plusieurs des journalistes dans le monde sont d’anciens officiers de renseignements et ne sont pas seulement impliqués dans la diffusion de l’information et de la propagande, mais aussi dans d’autres opérations de la CIA[7] ».
Donc, il faut avoir le sens du problème pour chercher les obstacles épistémologiques qui nourrissent les incertitudes. Au nom de cette prudence et de cette exigence de la pensée scientifique, je me permets de postuler, au risque de me tromper, que si la bande audio, publiée par les médias comme étant les premières déclarations de Martine Moïse, est authentique, il faut questionner la véracité de la mort de Jovenel Moïse. D’ailleurs, apparemment, personne n'a encore vu le cadavre, à part un certain juge de paix qui est tantôt laissé pour mort, tantôt invité à prendre le maquis pour disparaitre. Or sans cadavre, il n’y a pas de crime. En outre quel est le parent proche de Jovenel Moïse qui a identifié et authentifié le cadavre ? Quel est le médecin légiste qui a constaté légalement la mort pour donner l’heure et les causes exactes ? Les médias qui ont diffusé la bande audio peuvent-ils répondre à ces questions ? Et quel est le lien entre ces événements et le petit avion récemment écrasé en Haïti ? Et si les évènements de Laboule 12 pour chasser des éventuels gangsters, une semaine avant ces évènements, n’étaient qu’une couverture, qu’une diversion ?
Ce sont les questions qui font germer l’intelligence, et on en trouve beaucoup qui sont pertinentes quand on prend le temps pour analyser les choses. Autant dire qu’il y a plus de fictions jusqu’à présent dans cette histoire que de faits réels. Ce qui nous autorise à dire une fois de plus si la bande audio de Tripotay Lakay est authentique, il faut supposer que l’auteure de la bande audio soit une complice dans l’assassinat de la personne retrouvée criblée de balles au domicile de Jovenel Moïse. Comme aurait dit Einstein si les faits ne confirment pas la théorie, il faut changer les faits.
Dans cette perspective, il faut s’attendre à ce que Jovenel Moise puisse réapparaitre quelque part incognito, comme une résurrection miraculeuse. C’est d’autant plus probable qu’il risque d’être chassé aussi dans sa nouvelle demeure, car les mauvaises langues disent qu’à peine débarqué en enfer, il aurait déjà promis un hiver éternel aux damnés qui rôtissent sur le gril du diable. Sachant que ces démons ne plaisantent pas comme le peuple haïtien avec ceux qui les ironisent, il faut s’attendre à d’autres dénouements.
En attendant qu’on vienne me liquider pour délit d’intelligence analytique, je vais me concentrer sur mon récit.
Au regard des cycles de crise qui laissent ressurgir, sur son territoire, une instabilité persistante, et déshumanisante pour son collectif, Haïti s’installe dans le regard de plus d’uns comme une entité chaotique ou énigmatique. Tant elle parait insaisissable, ingouvernable. Mais, ce constat pour judicieux qu’il soit, pose aussi problème. Pour cause, il ne fait émerger aucune variable de responsabilité pour permettre aux décideurs d’agir sur le chaos qu’ils gouvernent. En, conséquence, il ne permet pas de sortir de l’impasse actualisant l’errance haïtienne comme un véritable impensé agissant. Ce constat se révèle donc lui-même un impensé, puisqu’au demeurant, la méthode scientifique nous dit que tout problème non résolu est un problème mal posé ou mal compris. À moins que ce ne soit un faux problème.
Partant de cette hypothèse, face à un contexte problématique invariant qui charrie des crises réputées insolubles, je me demande s’il ne convient pas de changer de perspective pour faire émerger un possible humain, comme une modeste performance et enfin parvenir à stopper l’engrenage de la défaillance. Car, si l’on croit à cette écologie de l’action à laquelle nous invite Edgar Morin dans la lutte contre l’erreur permanente, si l’on adhère à l’éloge de la résistance et de la liberté lancé par Isabelle Stengers pour trouver la bonne posture face au désastre[1] et à la barbarie, il est possible d’inventer ‘‘des pistes pour transformer l’action et dépasser nos enfermements’’. Si l’on n’y arrive pas c’est qu’il y a un bug dans la conscience, une bulle d’enfumage dans les réseaux de savoir qu’il faut crever. Et c’est à cette tâche que je m’adonne depuis 2004 à travers des réflexions qui problématisent le contexte anthropologique et sociologique haïtien pour comprendre pourquoi il y a si peu d’intelligence et d’éthique en ce lieu ?
Fait signifiant, depuis ces 17 ans, les nombreuses thématiques que j’ai jusque-là traitées n’ont pas intéressé grand monde en Haïti. Et pour cause. Car partout où l’impensé agissant s’est structuré comme intelligence adaptative, il y a toujours une insignifiance académique qui sert d’étouffoir pour enfumer la pensée critique. C’est cet impensé que j’ai systématiquement dénoncé dans mes articles depuis 2004, au péril de ma carrière professionnelle et même de ma vie.
Certains croient encore que je ne fais que de la provocation gratuite. Ils sont incapables de comprendre que là où l’on ne risque pas sa vie et sa carrière pour des valeurs éthiques, là où ne se met pas en danger pour brandir les étendards de la vérité, il n’y a que du mercenariat avec ou sans diplôme. Et c’est justement cette indigence qui s’est répandue en Haïti à tous les niveaux qui donne au pays sa senteur shitholique. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’y a pas que les gangs des villages de Dieu à semer le deuil en Haïti. Il n’y a pas que les mercenaires américains et colombiens qui opèrent sur le territoire d’Haïti. Toute la société haïtienne, du sommet à la base, agit et fonctionne comme un repère de gangs et de mercenaires. Dans les médias, dans les ONG, dans les associations socio professionnelles, dans les universités, dans les écoles, dans les églises, dans les réseaux de droits humains, dans les partis politiques, dans les institutions publiques, dans les entreprises privées, dans les réseaux culturels, c’est le même modèle d’affaires, basé sur les mauvais arrangements et la débrouillardise individuelle qui donne la réussite : Malice, Imposture, Marronnage, Insignifiance, Irresponsabilité et Indignité. C’est cet enchevêtrement qui permet à n’importe quel étranger qui débarque en Haïti de se comporter en pro consul et d’insulter systématiquement la dignité haïtienne. Le blanc sait que le même bailleur qui finance les gangs est celui qui finance les projets d’innovation académique, démocratique, technologique et économique. De sorte qu’Haïti n’est qu’un vaste théâtre de criminalité où chacun apporte "sa touche spéciale » selon ses compétences : qui derrière son micro, qui avec sa plume d’écrivain, qui avec son titre de manager d’ONG, qui avec son diplôme reluisant, qui avec son business et petit démêlé des droits humains, qui avec ses armes automatiques.
Le drame est qu’on s’étonne que tout reste invariant. Le drame est qu’on continue de rendre les politiques responsables de tout. Le drame est qu’on continue de lancer des slogans insignifiants contre le système qu’on structure soi-même. Le drame est que la vie continue et que personne ne s’indignera outre mesure si le blanc, dans la résurgence de la barbarie qui vient, décide qu’Haïti doit être dirigé par quelque race génétiquement améliorée d’animaux sauvages. Il y aura toujours le même enthousiasme des uns et des autres à vaquer à leurs occupations sans se soucier du contexte.
Ne croyez pas que j’exagère ! J’apporte dans mon récit sur l’indigence des exemples de cas qui montrent comment l’effondrement de la conscience a fini par tuer l’intelligence collective en Haïti. Et oui, c’est la question que je posais justement : Pourquoi y a-t-il si peu d’intelligence et d’éthique en ce lieu qu’on prétend, pourtant, être rempli de talents culturels, littéraires, artistiques individuels ? Tous au demeurant toujours prompts à se montrer exemplaires sous d’autres cieux, tous hélas combien irresponsables sur le sol de leur terroir. Et le drame est qu’ils continuent de célébrer l’indépendance. Le drame est qu’ils continuent de se recroqueviller sur 1804 pour retrouver un soupçon de fierté qu’ils ne peuvent plus avoir dans le présent puisqu’ils n’ont plus de liberté et donc plus d’avenir. Car c’est la liberté et la dignité qui illuminent toujours la conscience d’un peuple pour sa marche vers l’avenir. Quand ce peuple n’a plus de dignité et de liberté, il s’accroche à la moindre insignifiance : Naomi Osaka a joué avec le drapeau haïtien noué autour du cou comme foulard, Hourra, Hourra ! Et qu’importe que Madame La Lime nous dise que le code noir sera rétabli. Comme le disent les éditorialistes du Nouvelliste, une petite nouvelle réjouissante par jour suffit. Tout le reste est indifférence.
C’est cette culture de l’indifférence, par laquelle on s’autorise à vivre dans la fulgurance de l’instant au détriment de la cohérence et la constance, qui permet aux uns et aux autres de rechercher l’équilibre vers ce que René Char appelait le cycle bas : Là où toute chose vitale, subit une sorte de loi indigente permettant à « L'essentiel d’être sans cesse menacer par l’insignifiant ». Avec un tel vide dans la conscience comment ne pas s’affaisser vers les lignes de basses eaux de l’indignité et de la servitude ?
Or la pensée complexe nous apprend qu’il y a « une responsabilité éthique dans l’action » (Dominique Genelot) quand on navigue dans un contexte d’incertitudes. Et si l’on croit ce que nous dit le professeur Jean-Louis Le Moigne, grand spécialiste de la pensée morinienne : « la simplification du compliqué appliqué au complexe a pour conséquence une aggravation de la complexité[2] ». Autrement dit, chaque fois que vous recherchez une simplification pour évacuer un problème complexe, vous ne faites qu’aggraver le problème et vous éloigner de toute solution intelligente. Par exemple, se complaire à exhiber les belles plages d’Haiti avec des cris de Vive Haïti chérie est une indigence, quand on sait que depuis 2018, la capitale haïtienne est classée parmi les villes les plus sales du monde[3].
Et c’est justement ce que l’on fait systématiquement en Haïti, au nom de l’urgence, au nom de la recherche de nouvelles réjouissantes, au nom de la résilience, on s’interdit de prendre le temps de penser dans la complexité, on se précipite sur la première insignifiance et on s’y accroche pour ne pas désespérer. On s’obstine à refuser de penser, on essaie non pas de trouver des solutions opportunes aux problèmes, mais à profiter du contexte de crise pour maximiser ses intérêts en développant des accointances avec les sphères d’influence mafieuses. Vous en voulez la preuve, je vais vous en donner deux, mais vous en trouverez des centaines dans mon récit sur l’indigence.
La première est en lien avec le contexte électoral de 2017. En 2016, une commission de vérification électorale avait montré dans un rapport que le dispositif électoral haïtien était non seulement sous le contrôle exclusif de la communauté internationale, mais que les différents outils et le système d’information électoral étaient fortement biaisés. En conséquence, le processus électoral, dans son ensemble, ne peut qu'induire systématiquement des fraudes que l’on s'applique toujours à minimiser en les faisant passer comme autant de lacunes imputables à l’analphabétisme de la population. C’est d’ailleurs pour cela qu’on embauche un personnel technique haïtien, mais qui n'a pas plus de pouvoir que le peuple haïtien n’en a à choisir dignement son destin. Alors que le rapport de la commission de vérification exigeait de prendre le temps pour épurer le système d’information électoral avant de se lancer dans un nouveau scrutin en 2017, personne ne s’est soucié de cette recommandation. Partis politiques, de droite, du centre comme de gauche, si vraiment ces catégories ont un sens et existent en Haïti, éditorialistes, chercheurs, analystes, organismes de la société civile et de droits humains, tous étaient vent debout et voulaient liquider le processus électoral au plus vite. Conscient du chaos que cela allait engendrer, comme toujours, j’avais pris mes responsabilités et j’avais écrit[4] :
« […], nous sommes inquiets de voir qu’aucun parti politique n’ait plaidé pour un reformatage en profondeur de la machine électorale à travers la mise à jour du registre électoral, une adaptation de l’actuel cadre législatif électoral pour y intégrer davantage de normes d’intégrité et surtout une meilleure gestion du centre de tabulation à travers la prise en compte des règles de fiabilité et de filtre de qualité qui fondent l’intégrité des processus électoraux.
Nous sommes inquiets de voir le nouveau Conseil Électoral Provisoire (CEP) se contenter de relancer le processus électoral en publiant un nouveau calendrier électoral sans tirer les enseignements des résultats des travaux de la CIEVE et sans chercher à épurer le processus électoral pour mettre les acteurs en confiance. Et c’est pour cela que nous nous inquiétons encore plus que le pouvoir exécutif n’ait pas pris toute la mesure des résultats des travaux de la CIEVE en cherchant à punir ceux qui ont rendu possible le fiasco électoral de 2015.
Il parait donc inconséquent et maladroit que le CEP se soit contenté de relancer le processus électoral en publiant un nouveau calendrier sans relever et adresser les innombrables problèmes soulevés par le rapport de la CIEVE et qui ont été à l’origine du fiasco électoral de 2015. De même qu’il est maladroit et insensé que le pouvoir exécutif, en tant que commanditaire du rapport d’évaluation du processus électoral et tant que garant de l’intégrité du processus électoral, se soit contenté de remettre le rapport au CEP dans une démarche insouciante et irresponsable à la Ponce Pilate.
Rappelons qu’il est de la responsabilité des « autorités de l'État de veiller à ce que le scrutin soit organisé de manière à éviter la fraude ou toute autre forme d'irrégularité, à ce que la sécurité et l'intégrité du processus soient maintenus et à ce que le décompte soit effectué par un personnel qualifié, sous surveillance et/ou fasse l'objet d'une vérification impartiale ». En cas de fraude et de violation des principes d’intégrité électorale, « L'État doit veiller à ce que ces violations soient traitées efficacement et promptement par une autorité judiciaire indépendante et impartiale ». C’est du moins ce qu’affirme la déclaration sur les critères pour des élections libres et régulières publiée par l’Union Interparlementaire dans sa section 4 aux articles 6 et 9.
Dès lors il devient impératif de mettre incessamment sur pied la phase 2 de l’évaluation du processus électoral de 2015 pour faire aboutir l’évaluation comme une vraie démarche progressive en sachant donner de la valeur à nos décisions pour inscrire nos actions dans une dynamique d’amélioration continue ».
Et j’avais conclu par ces mots :
« Il est temps que les hommes d’honneur agissent avec dignité et intégrité. On n’agit pas avec honneur en obéissant vassalement aux ordres, puis en cherchant à se disculper à travers des mémoires et des livres. L’action des hommes d’honneur doit s’inscrire dans l’histoire immédiate qui se joue et non dans le récit improbable des dénonciations après coup ».
Mais hélas, je n’avais pas été entendu. Pour cause, il y avait des millions dollars en jeu pour les élections, de la publicité pour les médias, du financement pour les partis politiques, des postes à pouvoir au conseil électoral et des opportunités juteuses d’affaires. Personne n’avait de disponibilité et de temps pour penser à ces choses. Personne ne s’intéressait aux vulnérabilités qui pouvaient être exploitées par les réseaux mafieux nationaux et internationaux. Le Nouvelliste, comme à son habitude, nous avait même gratifié de sa spéciale, toujours insignifiante, en nous disant, satisfait : « Un autre 7 février, Privert s’en va, Moïse arrive, la démocratisation se poursuit[5] ». Une manière pleine de roublardise pour nous dire que même si rien ne changera, au moins pour la forme les élections se sont tenues.
Et ce sont les mêmes qui pleurent aujourd’hui la démocratisation qu’ils célébraient hier ! Le jour de l'investiture, le 7 février 2017, Un chroniqueur de dépêches économiques, qui anime une émission très prisée par le public, et qui, en même temps, comme ancien boursier de l’ambassade des États-unis, bénéficie des subventions de l'USAID pour ses projets, a même fait des prévisions de haute croissance avec un autre économiste fraichement revenue au pays avec son doctorat. Comme s'il pouvait y avoir de la stabilité pour la performance et la croissance avec un président intronisé pour protéger les intérêts mafieux, alors même qu'il était inculpé pour blanchiment d'avoirs !
Et le résultat est là devant nous : 5 années perdues et galvaudées, et la compromission totale de l’avenir des prochaines générations. Conseil Supérieure du pouvoir judiciaire : dans les chiottes ; Parlement : dans les chiottes ; la Police : dans les chiottes ; Unité de lutte contre la corruption : dans les chiottes ; Unité de centrale de renseignement Économique et financier : dans les chiottes, Office de protection du citoyen : dans les chiottes ; Cour des comptes et du contentieux administratif : dans les chiottes. Ce qui valide un des axiomes de l'indigence : Qui sème l’urgence et l’insignifiance par saison de défaillance récolte toujours l’invariance et l’indigence !
La seconde est en lien avec le contexte actuel. Sans rien apprendre de cette expérience, puisqu’en contexte indigent, il n’y a pas d’apprentissage alors on remet l’enfumage. Les mêmes éditorialistes continuent de nous vendre leurs insignifiances. Ainsi, 72 hres après une histoire d’assassinat dont personne ne comprend encore les tenants et les aboutissants, des médias haitiens nous sortent une bande audio qu’ils attribuent à Martine Moise; laquelle aurait fait des révélations sensationnelles sur les assassins de son mari. Je pense que les médias qui ont publié cette bande audio agissent dans une totale irresponsabilité, pour ne pas dire complicité avec ceux qui déstabilisent Haïti. Car il y a lieu de problématiser cette bande audio pour au moins deux raisons.
À ceux qui me rappellent que des médias étrangers ont relayé aussi la nouvelle, je rappelle que les médias étrangers avaient aussi relayé les déclarations du Dr Pape prétendant qu’Haïti allait avoir des milliers de mort de la Covid19 selon des simulations provenant de données que personne n’a jamais vues, et que rien ne s’était passé comme médiatisé. Faut-il rappeler aussi que des médias étrangers avaient relayé que les élections en Bolivie étaient truquées, ce qui avait crédité la thèse de fraude ayant facilité le coup d’état contre le président Evo Morales[6]. Ensuite, faut-il préciser que selon des données versées au domaine public par la CIA, 95% de médias occidentaux travaillent avec ou pour la CIA. En effet, selon le media d’action collective : des documents déclassifiés de la CIA laissent croire à « l’existence d’un réseau de journalistes ayant régulièrement reçu des instructions […] des analystes principaux de la CIA. Plusieurs des journalistes dans le monde sont d’anciens officiers de renseignements et ne sont pas seulement impliqués dans la diffusion de l’information et de la propagande, mais aussi dans d’autres opérations de la CIA[7] ».
Donc, il faut avoir le sens du problème pour chercher les obstacles épistémologiques qui nourrissent les incertitudes. Au nom de cette prudence et de cette exigence de la pensée scientifique, je me permets de postuler, au risque de me tromper, que si la bande audio, publiée par les médias comme étant les premières déclarations de Martine Moïse, est authentique, il faut questionner la véracité de la mort de Jovenel Moïse. D’ailleurs, apparemment, personne n'a encore vu le cadavre, à part un certain juge de paix qui est tantôt laissé pour mort, tantôt invité à prendre le maquis pour disparaitre. Or sans cadavre, il n’y a pas de crime. En outre quel est le parent proche de Jovenel Moïse qui a identifié et authentifié le cadavre ? Quel est le médecin légiste qui a constaté légalement la mort pour donner l’heure et les causes exactes ? Les médias qui ont diffusé la bande audio peuvent-ils répondre à ces questions ? Et quel est le lien entre ces événements et le petit avion récemment écrasé en Haïti ? Et si les évènements de Laboule 12 pour chasser des éventuels gangsters, une semaine avant ces évènements, n’étaient qu’une couverture, qu’une diversion ?
Ce sont les questions qui font germer l’intelligence, et on en trouve beaucoup qui sont pertinentes quand on prend le temps pour analyser les choses. Autant dire qu’il y a plus de fictions jusqu’à présent dans cette histoire que de faits réels. Ce qui nous autorise à dire une fois de plus si la bande audio de Tripotay Lakay est authentique, il faut supposer que l’auteure de la bande audio soit une complice dans l’assassinat de la personne retrouvée criblée de balles au domicile de Jovenel Moïse. Comme aurait dit Einstein si les faits ne confirment pas la théorie, il faut changer les faits.
Dans cette perspective, il faut s’attendre à ce que Jovenel Moise puisse réapparaitre quelque part incognito, comme une résurrection miraculeuse. C’est d’autant plus probable qu’il risque d’être chassé aussi dans sa nouvelle demeure, car les mauvaises langues disent qu’à peine débarqué en enfer, il aurait déjà promis un hiver éternel aux damnés qui rôtissent sur le gril du diable. Sachant que ces démons ne plaisantent pas comme le peuple haïtien avec ceux qui les ironisent, il faut s’attendre à d’autres dénouements.
En attendant qu’on vienne me liquider pour délit d’intelligence analytique, je vais me concentrer sur mon récit.