Quand j'ai commencé mon métier de journaliste aux Antilles, le Front National faisait déjà recette auprès de la société française. Mais cette dernère ne voulait pas voir la réalité en face. Tant que le Fn n'avait pas droit de cité dans la soupe des familles du 16éme arrondissement, tout allait pour le mieux. Seulement voilà, les idées de papa FN et de la fille ont fait leurs chemins ici et là. Le profil Fn n'est plus le même. Avocats, responsables politiques, ils ont tous rejoint les rangs du front aux côtés d'électeurs en mal de véritables changements.
Depuis que Marine Le Pen a repris le flambeau à la tête du Front national (FN), le parti d'extrême droite a de nouveau le vent en poupe et impose ses thèmes de prédilection dans le débat politique. Un tel succès peut paraître surprenant, car contrairement à ce que l'on pourrait penser, la société française est de plus en plus tolérante et de moins en moins conservatrice en termes de valeurs. Ainsi, en 1988, 75 % des Français jugeaient qu'il y avait trop d'immigrés en France ; une proportion tombée à 52 % en 2007, relève le Centre d'études européennes de Sciences-Po. De la même manière, selon l'enquête Arval, 61 % des Français étaient favorables à la préférence nationale pour l'emploi en 1990, contre 41 % en 2008.
Un recul des préjugés qui s'explique par l'élévation du niveau de diplôme de la population. Paradoxalement, "le FN réussit à attirer de plus en plus de votes alors que le terreau sur lequel il prospère était plus fort avant", pointe Vincent Tiberj, chercheur en sciences politiques.
Comment expliquer ce paradoxe ? D'abord, parce que le débat politique s'articule de plus en plus autour de valeurs dites culturelles, c'est-à-dire celles qui touchent à l'immigration, au multiculturalisme, à la sécurité, au rôle des femmes, à l'homosexualité… Il y a vingt ans, le clivage politique se focalisait encore essentiellement sur les valeurs socio-économiques : faut-il redistribuer les richesses ? Augmenter les salaires ? L'Etat doit-il intervenir dans l'économie ? Ces questions donnaient le "la" du débat politique et les ouvriers votaient à l'époque massivement à gauche, tandis que les cadres penchaient à droite.
Ce temps est révolu. Ces enjeux n'ont bien évidemment pas disparu, mais ils sont de plus en plus concurrencés par les questions sociétales. "Or, si les ouvriers étaient et restent antilibéraux d'un point de vue économique, ils sont plutôt conservateurs pour tout ce qui touche aux valeurs culturelles. C'était déjà le cas il y a trente ans, mais ce n'était pas ce qui comptait", souligne Vincent Tiberj. Et le débat autour des valeurs culturelles s'est d'autant plus imposé qu'à partir du tournant de la rigueur, en 1983, la distinction entre la gauche et la droite a pu sembler moins évidente sur le plan économique. Résultat : l'électorat populaire s'est dispersé. Dès 1988, le soutien des employés pour la gauche de gouvernement s'était érodé. Et c'est en 1995 que l'on enregistrait pour la dernière fois un survote ouvrier à gauche. Désormais, les cols bleus votent pour la gauche dans une proportion similaire aux cadres et aux professions intellectuelles supérieures, et dans une proportion inférieure à celle des professions intermédiaires.
Le Front national a su tirer parti de ce retournement en amorçant un virage social dès les années 1990, accentué ensuite par Marine Le Pen. Après la chute du mur de Berlin, le parti d'extrême droite ne s'est plus senti obligé de se positionner vis-à-vis de l'épouvantail communiste ; il a alors choisi de tourner le dos à l'ultralibéralisme, qui avait été jusque-là sa doctrine en matière économique. Sous l'impulsion du Front national de la jeunesse, alors dirigé par Samuel Maréchal, de nouveaux mots d'ordre sont apparus, stigmatisant l'impérialisme des Etats-Unis ou prenant la défense des travailleurs. Cette stratégie s'est révélée payante (plus de 30 % des ouvriers ont voté FN aux présidentielles de 1995) et ne s'est pas démentie depuis (35 % en 2012), exception faite de 2007 (25 %).
Marine Le Pen a également réussi à s'attirer la sympathie de nouvelles catégories d'électeurs. Elle a notamment percé chez les femmes qui occupent des emplois mal rémunérés, à temps partiel et précaires. Un phénomène assez nouveau, car jusqu'ici, le vote frontiste était essentiellement masculin. Même constat chez les jeunes : on observe désormais une légère surreprésentation du vote FN chez les 18-24 ans. D'autres évolutions dans la sociologie de l'électorat frontiste ont eu lieu entre l'ère de Jean-Marie Le Pen et celle de sa fille. L'électorat du FN s'est "diffusé au-delà du monde ouvrier ou du petit commerce pour concerner de nouveaux secteurs d'activité, y compris les plus réfractaires au vote FN, comme la fonction publique", résume Luc Rouban, chercheur au CNRS [1]. Mais c'est surtout le niveau du diplôme qui fait la différence : selon la politiste Nonna Mayeur, plus de 30 % de ceux qui n'ont pas le bac ont voté Marine Le Pen à la dernière présidentielle, contre moins de 15 % chez ceux qui ont au moins ce diplôme et 7 % parmi les diplômés du supérieur.
Par ailleurs, les électeurs du FN n'ont pas tout à fait le même profil sur l'ensemble du territoire. Comme l'a montré une enquête de l'Ifop réalisée entre mai et juillet 2013, si le vote pour le Front national prospère à l'est d'une ligne Le Havre-Valence-Perpignan, les électeurs frontistes du Nord-Est ne ressemblent pas à leurs homologues du Sud-Est. Dans le quart Nord-Est de l'Hexagone, le FN rassemble un électorat plus populaire et plus sensible au discours social de Marine Le Pen. Dans le Sud-Est, en revanche, les retraités, les agriculteurs, les commerçants, les artisans, les chefs d'entreprise, les professions libérales et les cadres supérieurs sont surreprésentés dans le vote frontiste par rapport à la moyenne nationale. Ce grand écart sociologique et géographique permet au FN d'élargir sa base électorale.
Toutes les classes populaires n'ont cependant pas cédé aux sirènes de l'extrême droite. C'est avant tout l'abstention qui a progressé chez les personnes pauvres à la faveur de la crise, rappelle Nonna Mayer [2]. Et quand ils ont voté en 2012, les plus précaires ont plutôt penché à gauche. Ainsi, parmi les ouvriers, "ceux qui votent pour la présidente du FN sont plutôt les non-précaires, ceux qui ont un petit patrimoine, possèdent leur logement, ont un statut", précise Nonna Mayer.
Pourquoi ? Sans doute parce qu'ils ont plus à perdre. "Le sentiment de déclassement est l'un des meilleurs terreaux du FN", rappelle le sociologue Camille Peugny. Pas seulement parce que cela attise le ressentiment contre "ceux d'en haut", ces élites que le FN pointe régulièrement du doigt, en mettant dans le même sac les deux grands partis de gouvernement sur l'air du "tous pourris". La frustration des déclassés les pousse également parfois à diriger leur colère contre "ceux du bas", c'est-à-dire les chômeurs et les exclus, souvent qualifiés d'"assistés". Comme si la crainte de chuter encore plus bas poussait à se distinguer coûte que coûte de ceux qu'on risque un jour de rejoindre. "Quand on a peur d'être tiré vers le fond de la piscine, on tape dans le fond pour essayer de rejoindre la surface, ajoute Camille Peugny. Tout cela favorise la recherche de boucs émissaires et les comportements autoritaires."
Ce phénomène s'observe en particulier dans certaines parties de la France périurbaine. Dans leur enquête sur les "petits-moyens" qui vivent en banlieue pavillonnaire, la sociologue Marie Cartier et ses collègues [3] ont montré que les ménages implantés de longue date dans une commune en voie de périurbanisation pouvaient voir d'un mauvais oeil l'arrivée de familles venues des grands ensembles, avec l'idée que cela tirerait le quartier vers le bas. C'est leur statut social qui risque d'être déclassé. Quant aux ménages récemment arrivés dans ce genre de banlieue pavillonnaire, ils ont souvent consenti d'importants sacrifices pour quitter les cités et craignent de revenir à la case départ. Eux aussi ont peur d'être rattrapés par ceux d'en bas. Autant d'éléments qui ont pu favoriser la montée du vote FN dans ces zones, même s'il serait abusif d'en conclure que tous les périurbains sont séduits par les thèses de l'extrême droite.
La stratégie de dédiabolisation du FN mise en oeuvre par Marine Le Pen porte en partie ses fruits. La proportion de personnes qui voient dans ce parti un danger pour la démocratie est tombée à 47 % en janvier 2013, contre plus de 70 % dans les années 1990, selon l'institut de sondage TNS Sofres. Mais comme le rappelle la politiste Nonna Mayer, "cette normalisation a ses limites". 65 % des Français conservent une mauvaise opinion de Marine Le Pen, 77 % la jugent d'extrême droite, 71 % agressive, 62 % démagogique, 58 % raciste, etc.
Avec la crise, ces crispations sociales se sont encore accrues. Car la peur du déclassement se généralise : selon une enquête réalisée début 2013 par l'Ifop [4], 56 % des individus interrogés pensent - à tort ou à raison - qu'ils vivent moins bien que la génération de leurs parents, 50 % sont persuadés qu'ils vivront moins bien dans dix ans qu'aujourd'hui et 62 % que leurs enfants, au final, s'en sortiront moins bien qu'eux. Voilà qui promet des lendemains qui déchantent.
Entretien avec Sylvain Crépon, chercheur à l'université Paris X, auteur de "Enquête au coeur du Front national. Son état-major, son implantation locale, ses militants, sa stratégie..." (coll. Enquêteurs associés, Editions Nouveau monde, 2012)
Propos recueillis par Laurent Jeanneau
Le FN est plutôt discret, car il sait qu'il n'est pas prêt à gouverner. Marine Le Pen est consciente qu'elle ne pourra pas appliquer son programme au niveau local. Le précédent des époux Mégret, à Vitrolles, est dans toutes les têtes. Lorsqu'ils géraient la ville, ils ont essayé de mettre en place une prime pour les enfants nés de parents européens, mais cette mesure a été retoquée par le tribunal administratif, car jugée contraire à la Constitution et donc aux fondements républicains. La crédibilité du parti en avait pris un coup. D'ailleurs, à Hénin-Beaumont, Steeve Briois [le secrétaire général du FN] fait aujourd'hui une campagne strictement locale, sans défendre ouvertement les idées du FN.
L'autre problème est le manque de personnel politique. En aparté, plusieurs responsables du FN avouent redouter de remporter un nombre trop important de villes. Car ils n'ont pas suffisamment de cadres compétents pour les gérer et ont peur de perdre à nouveau toute crédibilité. La stratégie du parti consiste plutôt à faire élire le plus de conseillers municipaux possibles, pour qu'ils aient le temps de se former, de se notabiliser et de gagner en visibilité. L'objectif est de capitaliser sur ces gens dans les dix ou quinze ans à venir.
Oui, car Jean-Marie Le Pen voyait plutôt d'un mauvais oeil la constitution de baronnies locales qui auraient pu lui faire de la concurrence. Il savait également qu'un élu local qui doit voter un budget est forcément amené à faire des compromis, et redoutait que cela l'éloigne de l'orthodoxie du parti. Marine Le Pen est dans une logique différente : elle veut accéder au pouvoir et sait qu'elle a besoin d'un réseau d'élus locaux pour y arriver. Et c'est l'occasion pour elle de renouveler ses troupes en investissant de jeunes candidats, une manière aussi de tourner la page Jean-Marie Le Pen.