Le 2 mai 2024, la Ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations a présenté la stratégie gouvernementale de lutte contre le système prostitutionnel et l’exploitation sexuelle. Objectifs : renforcer l’application de la loi du 13 avril 2016 pour lutter contre la prostitution et accompagner les personnes prostituées, s’adapter aux nouvelles formes de la prostitution, mieux suivre l’évolution du phénomène et lutter contre l’exploitation sexuelles des mineurs. Mais cette stratégie est-elle pertinente ?
Le 6 décembre 2011, une résolution de l’Assemblée nationale réaffirmait la position abolitionniste de la France en matière de prostitution. La loi du 13 avril 2016 et la stratégie de lutte contre le système prostitutionnel et l’exploitation sexuelle, dévoilées le 2 mai, s’inscrivent sous ce patronage idéologique… mais en méconnaissent profondément le sens. Le modèle abolitionniste pur réprouve toute immixtion publique dans l’organisation de la prostitution ; la gestion de cette activité est abandonnée au droit commun. Or, force est de constater que telle n’est pas l’option retenue par le droit français. Le droit positif repose sur une règlementation partiellement prohibitive de l’activité prostitutionnelle, notamment par une pénalisation juridiquement baroque – l’article 611-1 du code pénal étant une contravention de nature légale !!! – du recours à la prostitution (Art. 225-12-1 et s. C. Pén.). En réalité, la politique française est aujourd’hui assise sur une doctrine de victimisation qui postule une présomption irréfragable de vulnérabilité de la personne qui se prostitue, niant de fait la possibilité d’une prostitution libre et indépendante. Bien que non unanimement partagé dans l’union européenne (CJUE, C-268/99, 20 nov. 2001, Jany ; Dépénalisation de la prostitution en belgique ) ce postulat politique irrigue l’arsenal législatif français. Or, comme un aveu de l’abandon définitif de l’objectif d’un ordre juridique conforme à un modèle abolitionniste pur, l’édito de la stratégie affirme avec force que « les lois abolitionnistes ne suffisent pas ».
« Le second axe consiste à s’adapter aux nouvelles formes de la prostitution : la prostitution en ligne, notamment à travers des pratiques telles que l’exploitation sexuelle par le caming ». Cette affirmation contredit la jurisprudence la plus récente de la chambre criminelle qui a refusé de qualifier de prostitutionnelle la pratique du caming au motif que celle-ci n’implique « aucun contact physique entre la personne qui s’y livre et celle qui les sollicite » (Cass. crim., 18 mai 2022, n° 21-82.283). En imposant la caractérisation d’un contact physique avec un tiers, la cour était néanmoins allée au-delà de la définition prétorienne classique qui impose seulement « des contacts physiques de quelque nature qu’ils soient » – et donc possiblement dans un rapport de soi à soi – « afin de satisfaire les besoins sexuels d’autrui » (Cass. crim. 27 mars 1996, n° 95-82016). Si ce retour à l’orthodoxie doit être salué, on regrettera que la stratégie ne tire pas les conclusions d’une telle solution. Or, la prostitution est la condition préalable du proxénétisme. Dès lors, la question de la responsabilité pénale de tous ceux qui aident, assistent ou tirent profit de cette modalité de prostitution devrait être questionnée. Or, la stratégie ne vise que le « démantèlement des réseaux de prostitution par la détection en ligne », et non la responsabilité des plateformes numériques, des hébergeurs ou des fournisseurs internet. Pas plus, au titre de la lutte contre toutes les formes d’exploitation sexuelle, la stratégie n’envisage la sanction des sites pornographiques au titre du proxénétisme. Pourtant, juridiquement, le contrat d’acteur pornographique devrait s’analyser en un contrat de prostitution auquel se superpose un contrat de cession commerciale de droit à l’image (A. Casado, La prostitution en droit français : étude de droit privé. IRJS 2015, n°113 et s.).
L’objectif 2 du premier axe vise à « Renforcer les fermetures administratives d’établissements abritant la prostitution (exemple des « salons de massage »), notamment par des contrôles de l’inspection du travail ». Une fois encore, la stratégie ne tire pas toutes les conséquences de ses propositions en n’envisageant pas la question du cumul des poursuites pour proxénétisme et travail dissimulé. Pas plus, la stratégie ne dit mot des droits ouverts pour les prostitués par cette situation de travail illégal. Un positionnement réellement abolitionniste impliquerait pourtant, à l’instar des autres ruptures de contrats de travail illégalement conclus, des protections découlant de cette rupture pour le travailleur (A. Casado, préc. cit., n°922 et s.).
En voulant renforcer l’application de la loi de 2016, mais en faisant fi de son évaluation, la stratégie dévoilée le 2 mai dernier risque fort, à rebours des intentions affichées de leurs auteurs, d’empirer encore une situation déjà dégradée pour les personnes prostituées.
Arnaud Casado est l'auteur de « La prostitution en droit français : étude de droit privé. IRJS 2015 »)