La dissolution annoncée au soir des élections européennes du 9 juin est historique à bien des égards. Outre la surprise politique qu’elle a créée, y compris chez ceux qui, comme le RN, l’avaient exigé en cas d’échec de la majorité, la dissolution a étonné par ses conditions d’exercice. Pourquoi dissoudre l’Assemblée Nationale alors que le Chef de l’État avait dit et répété que le scrutin du 9 juin était une affaire purement européenne ? D’aucuns ont même contesté la légitimité d’une telle dissolution à défaut de pouvoir en contester la constitutionnalité. Explications.
Le terme dérive du terme latin « Lex », la loi, qui a créé dans presque toutes les langues qui en dérivent, un duo de concepts qui se recoupent sans se recouvrir complètement : légalité et légitimité. Autant le terme « légalité » possède une signification précise et répondant à des critères formels (ce qui a été fait en conformité avec la loi) sans s’interroger nécessairement sur sa substance, celui de légitimité est flou, incertain, manipulable et subjectif. Mais il existe aussi des situations où légalité et légitimité se recoupent parfaitement, jusque dans le vocabulaire : en Italie, un recours à la Cour constitutionnelle pour sanctionner une violation de la constitution utilise le mot « legitimità ». Les deux mots sont équivalents.
Historiquement, les règles de succession monarchique ont fixé, souvent de manière rigide, qui est légitime et qui ne l’est pour accéder au trône. On peut dire que pendant dix siècles au moins, guerres entre puissances européennes ou guerres civiles ont été engagées au nom de querelles de légitimité : guerres de succession d’Espagne, d’Autriche, guerres intestines en Angleterre, Écosse, Espagne etc …
Avec la naissance et l’expansion de la démocratie, la légitimité devient plurielle et plus confuse. La légitimité ne découle plus de règles de succession mais trouve son origine dans le peuple. Il y a des nuances toutefois, car si le peuple devient l’alpha et l’omega de la politique démocratique en principe, il est toujours en concurrence avec d’autres valeurs, dites libérales. Même dans les démocraties, il y a des chocs de légitimités contradictoires : légitimité représentative contre légitimité populaire. Un exemple saisissant en a été donné par le Brexit.
Comme on le voit, la légitimité, ce concept pour toutes les saisons et tous les usages, structure, en dépit de son imprécision, lavie politique qu’elle qu’en soit l’organisation. Dès lors, comment tenter de définir ce concept furtif ? Je crois que c’est le sociologue allemand Max Weber qui en approche le plus la vérité en distinguant la légitimité traditionnelle de la légitimité légale-rationnelle et en inventant enfin le concept de légitimité charismatique. Mais au-delà de la typologie, la légitimité est fondamentalement, selon lui, une croyance. Une croyance qui valide la domination jusque dans ses limites extrêmes, c’est-à-dire le monopole de la violence. La malléabilité du concept lui permet de s’adapter aux circonstances changeantes au cours de l’histoire. J’ai tenté moi-même, en me mettant dans les pas de Weber, d’analyser ces évolutions dans un ouvrage récent (Sur la légitimité, Presses de SciencesPo, 2023) en montrant qu’après les conflits liés à la légitimité monarchique et la révolution de la légitimité démocratique, le registre de la légitimité s’élargit et s’enrichit. Non seulement les autocrates se parent des plumes du paon en recourant aux formes de la légitimité démocratique (élections à la Poutine ou à la Xi Ping,), mais les démocraties ne manquent pas d’ajouter des fioritures en valorisant les qualités supérieures du chef qu’il soit militaire, milliardaire ou expert.
C’est la question que pose, sans le dire, les requérants qui ont introduit un recours devant le Conseil constitutionnel en invoquant l’impossibilité matérielle d’appliquer à la lettre certaines dispositions du code électoral qui ne peuvent s’appliquer compte tenu de la brièveté des délais entre la décision de dissoudre et la date des élections dont le premier tour est fixé le 30 juin. En réalité, même si l’on peut ergoter en invoquant des arguments assez secondaires, il faut bien avouer que le pouvoir présidentiel de dissoudre est encadré de manière très souple. Les auteurs de la Constitution de la Ve République qui voulaient se libérer des contraintes imposées dans la loi fondamentale de la IVe, durent cependant donner des gages pour écarter les fantômes de l’histoire. Autrement dit, dans la mémoire collective, la dissolution était synonyme de tentative de coup d’état ou de « répression » de la volonté populaire. Son usage au début de la IIIe fut tellement ostracisé par les républicains que la dissolution, quoique « légale », devint illégitime pour trois quarts de siècle. La constitution de la Ve a tenu compte de ces préventions et dispose que la dissolution est une arme à un coup. On ne peut y recourir dans l’année qui suit une première dissolution. Quel que soit le résultat des élections de juin-juillet 2024, Macron devra vivre avec le succès, la défaite ou la débandade généralisée. Outre cette contrainte, somme toute peu exigeante, le Président, avant de dissoudre, doit consulter les Présidents des deux assemblées. Mais l’avis donné – positif, négatif ou neutre – n’a aucune incidence sur la décision présidentielle. Autrement dit, son pouvoir discrétionnaire en la matière est quasi total.
Dans ce cadre, il est extrêmement difficile, voire impossible, d’en contester la légitimité puisque les règles juridiques sont respectées et que la décision relève de l’opportunité politique. Le moyen le plus efficace, car il est quasiment impossible de s’y opposer avec des arguments rationnels, est d’invoquer l’illégimité. L’illégitimité se décrète, se proclame, elle n’a pas besoin d’être démontrée. C’est là que la définition de Weber nous éclaire. Si la légitimité repose sur une croyance, sa destruction implique d’instaurer le doute et d’y substituer une autre croyance.
Deux épisodes antiques célèbres montrent comment un procès en illégitimité peut rendre une action violente légitime et justifier le recours à des moyens extrêmes. Le premier est l’assassinat de César par Brutus. César est accusé par le second de fouler aux pieds les principes et les valeurs de la République romaine (il y a laissé son nom, le césarisme). À Athènes, un épisode apparemment similaire prend place mais une savante propagande en faveur de la démocratie le transforme. Après la chute du régime démocrate remplacé par la tyrannie des Pisistradides, deux jeunes hommes assassinent le frère du tyran avant d’être assassinés eux-mêmes. La cause réelle du crime était, comme le raconte Périclès, un conflit amoureux mais les démocrates s’en saisirent pour le transformer en un procès d’illégitimité du régime tyrannique. Les deux héros, les tyrannochtones, sont mythifiés, statufiés et deviennent des symboles de la défense de la démocratie. L’assassinat politique est légitimé au nom de la défense de principes alternatifs. L’histoire politique française et européenne en donne des illustrations à foison : durant les guerres de religion naissent, tant chez les protestants que chez les catholiques, les théories des Monarchomaques qui justifient l’assassinat d’Henri III d’abord, puis d’Henri IV par des catholiques extrémistes
Plus tard, certains États révoltés de la nouvelle confédération américaine instaurent dans leur constitution un droit à la résistance qui légitime a posteriori leur révolution contre le souverain britannique devenu illégitime. La Déclaration française des Droits de l’homme reprendra solennellement l’antienne sans lui donner de contenu normatif et en adoptant dans la foulée des mesures répressives contre les séditieux, antichambre de la Terreur. Le XIXème siècle, qui voit la montée des révoltes et révolutions contre les monarchies absolues, est caractérisé, lui, par la légitimation de l’assassinat politique comme moyen d’abattre le tyran : anarchistes russes ou italiens, carbonari, nationalistes opprimés empêchent les réformes modérées en préférant les options radicales dont l’assassinat fait partie.
L’avantage des systèmes démocratiques est la relative pacification des mécanismes de délégitimation. Plutôt que de sortir les couteaux, on utilise des arguments. Plus ou moins sérieux, plus ou moins étayés, mais purement rhétoriques. La stratégie des opposants dans les systèmes démocratiques est devenue pour l’essentiel rhétorique, non violente et préférée par les jeunes générations : occupation de locaux publics, installations sauvages, blocages de routes, campements et autres sit-in etc… Toutefois, la guerre de Trump contre Biden est une guerre en illégitimité qui a culminé avec l’assaut du Capitole, du jamais vu au cours de deux siècles de démocratie américaine. Le poison a été instillé : la moitié des Américains, les électeurs de Trump, considèrent Biden comme illégitime car il aurait « volé » la victoire à son adversaire. Car en ces temps de populisme, ce ne sont plus les papes qui manient l’excommunication. Ce sont des milliers, des millions de citoyens qui s’érigent en juge de ce qui est légitime et de ce qui ne l’est pas et proclament leurs choix comme autant d’articles de foi incontestables.
Lex a produit deux enfants : la légalité qui, en dépit de faiblesses occasionnelles, offre un terrain d’appui assez solide, et la légitimité, terre de sables mouvants et périlleux, utile pour contester les régimes non démocratiques ou insuffisamment démocratiques mais qui, paradoxalement, par ses excès incontrôlables, peut aussi tuer la démocratie.