L’esprit Charlie est aujourd’hui mis à l’épreuve : la seule évocation du blasphème produit chez beaucoup la tentation du repli, pire, l’auto-censure et interroge les fondements de la société démocratique - pluralisme, tolérance, esprit d’ouverture - selon les standards posés par la Cour européenne des droits de l’Homme depuis 1976 dans l’arrêt Handyside c/ R.U. Les religions ne pourraient-elles être raillées ? Si l’offense n’est pas gratuite, mais que le propos - aussi âpre soit-il - participe au débat d’intérêt général, les juges le protègeront.
Il est important de se replonger dans l’origine grecque de ce mot pour en comprendre la signification. Le sens fort – religieux – et le sens faible – mal parler, dire du mal – semblent avoir cohabité avant que le mot ne se spécialise dans son sens religieux. Le blasphème constitua alors une offense faite à Dieu, proférée par un membre d’une même communauté religieuse. Sous l’effet d’un premier glissement sémantique, l’offense de blasphème fut sanctionnée par des serviteurs de Dieu dans une société théocratique contre toute personne considérée comme impie, appartenant ou non à la communauté religieuse régnante. L’État lui-même put décider d’ériger tout blasphème en délit dans son ordre juridique, asseyant ainsi son pouvoir et renforçant la fusion politique avec une ou plusieurs communautés religieuses choisies. Sous l’effet d’une seconde extension, le délit de blasphème couvrit non seulement l’offense faite à Dieu, mais aussi l’offense au dogme, aux rites, au sacré, aux croyants.
Avec l’approfondissement de la sécularisation des sociétés en Europe ce délit, consacré par les différentes communautés religieuses et certains États, a néanmoins disparu ou est devenu a minima obsolète, puisqu’à la source de nombreuses discriminations entre les cultes et d’interprétations subjectives.
Le délit de blasphème ne fait plus partie du paysage juridique français depuis l’adoption de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.
Bien avant l’avènement de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, la liberté d’expression s’entendait aussi au sujet de la critique des religions, de leurs dogmes et de leurs représentants, et personne ne pouvait être pénalement poursuivi pour avoir émis une opinion, fusse-t-elle caricaturale ou satirique, contre la religion. Une seule exception au droit commun a survécu jusqu’au 27 janvier 2017 en Alsace-Moselle. L’article 166 du Code pénal local instituait la répression de « celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement Dieu ». L’infraction étant tombée en désuétude depuis 1919, elle fut abrogée par la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.
Or, les délits de presse envisagés par la loi de 1881 visent à protéger les personnes ou un groupe de personnes, nullement un dogme, une idée ou une opinion. L’appréciation rigoureuse de cette distinction a permis aux juges français de tenir en échec des poursuites exercées contre des propos ou dessins supposés porter atteinte aux croyants. Tel a été le cas des caricatures de Mahomet republiées par Charlie Hebdo en 2006, ces dernières ayant échappé à toute condamnation, au motif que les fidèles n’étaient pas visés, seulement les fondamentalistes, et à propos duquel les juges de la 17ème Chambre Correctionnelle de Paris le 22 mars 2007 et de la Cour d’Appel de Paris le 12 mars 2008 ont rappelé que le blasphème n’était plus incriminé en France.
Les adeptes de toute religion qui estimeraient avoir subi un préjudice ne sont cependant pas dépourvus de tout moyen d’action en droit français : ils disposent, comme tout justiciable, du droit de demander réparation pour injure, diffamation, incitation à la haine religieuse, ou profanation des lieux de culte. Et si leur cause n’était entendue en France, ils leur resteraient toujours la possibilité de se présenter devant la Cour européenne des droits de l’Homme après épuisement des voies de recours internes.
Alors que la Cour de Strasbourg défend une conception libérale de la liberté d’expression (seuls les discours de haine et les propos diffamatoires sont condamnables), elle a ajouté, depuis 1994, de curieuses limites à cette dernière, au nom de Dieu, oscillant sur un sujet qui ne fait pas consensus en Europe. Sans condamner l’incrimination de blasphème en soi, la Cour veille, non sans peine, à contenir toute application démesurée du délit.
Depuis les arrêts Otto-Preminger Institut c/ Autriche (1994) et Wingrove c/ R.U. (1996), l’arbitrage entre la liberté d’expression et la liberté religieuse bénéficie largement à la seconde. Alors même que la Cour de Strasbourg soulignait que les croyants « doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi », elle a pourtant admis la confiscation du film Le Concile d’amour parce qu’il avait heurté la sensibilité catholique tyrolienne (Otto-Preminger), le refus de visa d’exploitation du film Vision of Ecstasy donnant aux visions de Sainte-Thérèse d’Avila une dimension érotique (Wingrove), la condamnation à une peine d’amende de l’auteur d’un ouvrage traitant, dans un style romanesque et incisif, de ses idées sur des questions philosophiques et théologiques (I.A. c/ Turquie 2005), la condamnation pénale de Mme E.S. pour dénigrement de doctrine religieuse en ayant laissé entendre que le Prophète aimait la jeune Aïcha (affaire E.S. c/ Autriche, 2018). La jeune rockeuse Doda échappa de peu quant à elle à une condamnation en 2022 (Rabczewska c/ Pologne) alors qu’elle avait proclamé que les auteurs de la Bible devaient avoir « beaucoup fumé » et « beaucoup bu » pour avoir inventé une telle histoire. Le droit des croyants à ne pas être offensé dans leurs convictions religieuses aurait pu l’emporter sur la liberté d’expression de la jeune rockeuse, mais la solution choisie par la Cour fut toute autre, conformément à sa jurisprudence favorable à la liberté d’expression et au droit de caricaturer, y compris le sentiment religieux.