Le procès de l’assassinat de Samuel Paty, ou la réapparition de la question du blasphème

 |  par Rédaction Patmedias avec Céline Lageot, Professeur de droit public, Co-directrice du CECOJI
©patmedias.fr

L’esprit Charlie est aujourd’hui mis à l’épreuve : la seule évocation du blasphème produit chez beaucoup la tentation du repli, pire, l’auto-censure et interroge les fondements de la société démocratique - pluralisme, tolérance, esprit d’ouverture - selon les standards posés par la Cour européenne des droits de l’Homme depuis 1976 dans l’arrêt Handyside c/ R.U. Les religions ne pourraient-elles être raillées ? Si l’offense n’est pas gratuite, mais que le propos - aussi âpre soit-il - participe au débat d’intérêt général, les juges le protègeront.

Qu’est-ce que le blasphème ?

Il est important de se replonger dans l’origine grecque de ce mot pour en comprendre la signification. Le sens fort – religieux – et le sens faible – mal parler, dire du mal – semblent avoir cohabité avant que le mot ne se spécialise dans son sens religieux. Le blasphème constitua alors une offense faite à Dieu, proférée par un membre d’une même communauté religieuse. Sous l’effet d’un premier glissement sémantique, l’offense de blasphème fut sanctionnée par des serviteurs de Dieu dans une société théocratique contre toute personne considérée comme impie, appartenant ou non à la communauté religieuse régnante. L’État lui-même put décider d’ériger tout blasphème en délit dans son ordre juridique, asseyant ainsi son pouvoir et renforçant la fusion politique avec une ou plusieurs communautés religieuses choisies. Sous l’effet d’une seconde extension, le délit de blasphème couvrit non seulement l’offense faite à Dieu, mais aussi l’offense au dogme, aux rites, au sacré, aux croyants.

Avec l’approfondissement de la sécularisation des sociétés en Europe ce délit, consacré par les différentes communautés religieuses et certains États, a néanmoins disparu ou est devenu a minima obsolète, puisqu’à la source de nombreuses discriminations entre les cultes et d’interprétations subjectives.

Le blasphème n’est plus sanctionné par le droit français ; sans exception aucune.

Le délit de blasphème ne fait plus partie du paysage juridique français depuis l’adoption de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.

Bien avant l’avènement de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, la liberté d’expression s’entendait aussi au sujet de la critique des religions, de leurs dogmes et de leurs représentants, et personne ne pouvait être pénalement poursuivi pour avoir émis une opinion, fusse-t-elle caricaturale ou satirique, contre la religion. Une seule exception au droit commun a survécu jusqu’au 27 janvier 2017 en Alsace-Moselle. L’article 166 du Code pénal local instituait la répression de « celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement Dieu ». L’infraction étant tombée en désuétude depuis 1919, elle fut abrogée par la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

Or, les délits de presse envisagés par la loi de 1881 visent à protéger les personnes ou un groupe de personnes, nullement un dogme, une idée ou une opinion. L’appréciation rigoureuse de cette distinction a permis aux juges français de tenir en échec des poursuites exercées contre des propos ou dessins supposés porter atteinte aux croyants. Tel a été le cas des caricatures de Mahomet republiées par Charlie Hebdo en 2006, ces dernières ayant échappé à toute condamnation, au motif que les fidèles n’étaient pas visés, seulement les fondamentalistes, et à propos duquel les juges de la 17ème Chambre Correctionnelle de Paris le 22 mars 2007 et de la Cour d’Appel de Paris le 12 mars 2008 ont rappelé que le blasphème n’était plus incriminé en France.

Les adeptes de toute religion qui estimeraient avoir subi un préjudice ne sont cependant pas dépourvus de tout moyen d’action en droit français : ils disposent, comme tout justiciable, du droit de demander réparation pour injure, diffamation, incitation à la haine religieuse, ou profanation des lieux de culte. Et si leur cause n’était entendue en France, ils leur resteraient toujours la possibilité de se présenter devant la Cour européenne des droits de l’Homme après épuisement des voies de recours internes.

Le blasphème est en principe protégé par le droit européen des droits de l’Homme ; sauf exception.

Alors que la Cour de Strasbourg défend une conception libérale de la liberté d’expression (seuls les discours de haine et les propos diffamatoires sont condamnables), elle a ajouté, depuis 1994, de curieuses limites à cette dernière, au nom de Dieu, oscillant sur un sujet qui ne fait pas consensus en Europe. Sans condamner l’incrimination de blasphème en soi, la Cour veille, non sans peine, à contenir toute application démesurée du délit.

Depuis les arrêts Otto-Preminger Institut c/ Autriche (1994) et Wingrove c/ R.U. (1996), l’arbitrage entre la liberté d’expression et la liberté religieuse bénéficie largement à la seconde. Alors même que la Cour de Strasbourg soulignait que les croyants « doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi », elle a pourtant admis la confiscation du film Le Concile d’amour parce qu’il avait heurté la sensibilité catholique tyrolienne (Otto-Preminger), le refus de visa d’exploitation du film Vision of Ecstasy donnant aux visions de Sainte-Thérèse d’Avila une dimension érotique (Wingrove), la condamnation à une peine d’amende de l’auteur d’un ouvrage traitant, dans un style romanesque et incisif, de ses idées sur des questions philosophiques et théologiques (I.A. c/ Turquie 2005), la condamnation pénale de Mme E.S. pour dénigrement de doctrine religieuse en ayant laissé entendre que le Prophète aimait la jeune Aïcha (affaire E.S. c/ Autriche, 2018). La jeune rockeuse Doda échappa de peu quant à elle à une condamnation en 2022 (Rabczewska c/ Pologne) alors qu’elle avait proclamé que les auteurs de la Bible devaient avoir « beaucoup fumé » et « beaucoup bu » pour avoir inventé une telle histoire. Le droit des croyants à ne pas être offensé dans leurs convictions religieuses aurait pu l’emporter sur la liberté d’expression de la jeune rockeuse, mais la solution choisie par la Cour fut toute autre, conformément à sa jurisprudence favorable à la liberté d’expression et au droit de caricaturer, y compris le sentiment religieux.

 



Partager cet article
Vos commentaires

Nicolas Sarkozy condamné à porter un bracelet électronique : comment ça marche ?
Politique

Nicolas Sarkozy condamné à porter un bracelet électronique : comment ça marche ?

La condamnation de Nicolas Sarkozy à une peine de trois ans d’emprisonnement dont deux ans avec sursis et un an ferme à exécuter sous bracelet électronique e...
Transport aérien inter-îles dans les Caraïbes : Air Caraïbes et Air Antilles épinglés par l’Autorité de la concurrence
Économie

Transport aérien inter-îles dans les Caraïbes : Air Caraïbes et Air Antilles épinglés par l’Autorité de la concurrence

Les deux compagnies aériennes ont écopé de 14,5 millions d’euros de sanctions pour entente illégale. Accusées de s’être accordées sur les prix de leurs ...
Extension du domaine du silence : le droit de se taire désormais opposable à toute procédure de sanction, et plus si affinités ?
Société

Extension du domaine du silence : le droit de se taire désormais opposable à toute procédure de sanction, et plus si affinités ?

Par une décision du 3 janvier dernier, le Conseil d’État a transmis au Conseil constitutionnel, à la demande de l’Association des avocats pénalistes, une que...
Accord UE-Mercosur : signature imminente ou nouvel épisode d’une interminable saga ?
Europe

Accord UE-Mercosur : signature imminente ou nouvel épisode d’une interminable saga ?

Dans un contexte marqué par les négociations autour de l'accord commercial entre l'Europe et le Mercosur, le G20 s'ouvre ce lundi 18 novembre à Rio. Alors qu...
Haïti : le Conseil de sécurité appelle à redoubler les efforts pour mettre fin à la violence et soutenir le peuple haïtien
Monde

Haïti : le Conseil de sécurité appelle à redoubler les efforts pour mettre fin à la violence et soutenir le peuple haïtien

Le Conseil de sécurité a réitéré lundi leur profonde préoccupation face à la persistance et à la détérioration de la crise multiforme en Haïti, ainsi que les...
Matinale: sur les toits du monde
Santé-Environnement

Matinale : sur les toits du monde

Les éléphants sont présents dans sa vie depuis son plus jeune âge et créer le “Voyage en soi sur la terre des éléphants”, est devenu une évidence. C'est comm...
Céline Barclay : une signature musicale afro-caribéenne qui inscrit son empreinte en Outremer et ailleurs
Culture

Céline Barclay : une signature musicale afro-caribéenne qui inscrit son empreinte en Outremer et ailleurs

Six ans après avoir débuté sa carrière en solo, Céline Barclay a su imposer son style musical et son écriture. Le pouvoir de l’amour, la régénération, l’infi...
Équipe olympique des réfugiés : un flambeau « d’espoir et de paix »
Sports

Équipe olympique des réfugiés : un flambeau « d’espoir et de paix »

37 athlètes réfugiés ont participé aux Jeux olympiques de Paris 2024. Il s’agit de la plus grande équipe depuis la création des équipes de réfugiés du Comité...
A Lyon, Taylor Swift a mis les fans en ébullition
People

A Lyon, Taylor Swift a mis les fans en ébullition

Présentes dans la nuit de samedi à dimanche et présentes en très grand nombre ce dimanche matin, les Swifities s'apprêtent à fouler la pelouse du Groupama St...

Veuillez activer le javascript sur cette page pour pouvoir valider le formulaire



©2021 Patmédias, tous droits réservés - Réalisation agence web corse

Haut de page