Meurtre de Philippine : la question du laissez-passer consulaire

 |  par Rédaction Patmedias avec Vincent Tchen, Professeur de droit public à l’Université de Rouen
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Un bref panorama de l’état du droit et des pratiques en matière d’exécution des mesures d’éloignement forcé met en lumière une impuissance publique chronique. En pointant les carences de la loi et en promettant une nouvelle réforme, les décideurs publics commettent une lourde erreur. Plus que jamais, une refondation des relations de la France avec les pays à forte émigration s’impose.

Pourquoi le laissez-passer consulaire est-il au cœur de cette tragédie ?

Ce document méconnu résume à lui seul la fragilité du dispositif d’éloignement des étrangers, qu’il s’agisse d’une obligation de quitter le territoire (comme dans le cas présent) ou d’une expulsion. Il ne sert en effet à rien d’édicter des mesures de départ forcé si les autorités françaises ne parviennent pas au préalable et dans des délais contraints par la loi à désigner un pays de retour dont les autorités locales se sont engagées à ne pas refouler la personne concernée à son arrivée. Ni l’accord de volonté de l’étranger (dans l’affaire « Philippine », le mise en cause avait semble-t-il accepté de se soumettre à la procédure d’éloignement) ni la détention d’un passeport ne sont suffisants. Les autorités locales peuvent en effet refouler la personne à son arrivée en estimant, de bonne ou mauvaise foi, qu’il existe un doute sur l’identité réelle du passager ou sur la fiabilité des documents produits. Pour sécuriser la procédure d’éloignement forcé, spécialement lorsque l’étranger concerné refuse de coopérer ou ne peut pas produire un passeport en cours de validité, les autorités françaises doivent donc obtenir des autorités consulaires du pays de renvoi une autorisation écrite qui formalisera leur accord d’admission.

Ce laissez-passer consulaire est le produit d’une longue pratique qui, curieusement, n’est pas organisée par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d’asile. Si l’on réserve les dispositions qui figurent dans les accords de réadmission ou dans certaines directives européennes, il n’existe plus largement aucune règle formelle, notamment aucun délai de délivrance. Et c’est bien là le problème car le droit français repose sur une mécanique administrative balisée par le temps. Lorsqu’elle estime qu’il existe un risque de soustraction, l’administration assigne la personne concernée à résidence (135 jours au maximum) ou, comme cela fut le cas dans l’affaire « Philippine », prononce un placement dans un centre de rétention administrative (90 jours au maximum). Dans ces délais relativement brefs, les autorités françaises doivent désigner un pays de retour, prévoir des escortes policières pour les audiences judiciaires, réserver un vol et obtenir l’autorisation des autorités consulaires du pays d’éloignement. Or, celles-ci ne sont formellement pas tenues par des délais et une obligation de résultat. Cette déconnexion du temps administratif et du temps diplomatique complique lourdement la mécanique procédurale.

On ajoutera qu’une assignation à résidence ou qu’un placement en rétention peuvent être dénoncés à tout moment par le juge judiciaire, notamment à l’occasion des rendez-vous organisés par la loi pour s’assurer que la procédure est régulière et que la mise à exécution de la mesure de départ forcé interviendra à brève échéance, en tout état de cause dans les délais d’assignation à résidence et de rétention. Dans la tragédie qui s’est nouée ces derniers jours, le juge judiciaire avait refusé le renouvellement du maintien en rétention au 75ème jour car, à ce stade, l’administration devait établir que la situation d’urgence absolue ou de menace pour l’ordre public était née au cours de la prolongation (que la loi qualifie d’« exceptionnelle ») ordonnée au 60ème jour. Cette preuve faisait défaut. En tout état de cause, l’administration française n’avait aucune certitude que le laissez-passer serait délivré par le consulat du Maroc avant le 90ème jour de rétention. De fait, sa délivrance est intervenue au-delà de ce terme.

Cette situation est-elle exceptionnelle ?

Absolument pas ! Depuis des décennies, les difficultés de l’administration à obtenir un laissez-passer consulaire représente la cause première d’inexécution des mesures de départ forcé. Si l’on reprend les ordres de grandeur d’études déjà anciennes (depuis plusieurs années, le gouvernement ne diffuse aucun chiffre précise), on peut estimer qu’une procédure d’éloignement forcé sur trois échoue par l’absence de réponse des autorités consulaires du pays de renvoi ou par une délivrance trop tardive de ce document. Le taux de délivrance dans les délais de rétention était de 67 % en 2019 (dernière année statistique connue), après avoir été inférieur à 50 % jusqu’en 2017. Treize pays affichaient ainsi en 2011 un taux de délivrance compris entre 0 % (Gabon) et 20 % (Afghanistan, Angola, Cap-Vert, Côte d’Ivoire, Égypte, Gabon, Inde, Irak, Mali, Pakistan, Russie, Tunisie et Viêt Nam). Si cette situation a évolué par la suite, seuls quatre États à forte émigration affichaient un taux de délivrance supérieur à 50 % en 2019 (78,6 % pour la Guinée, 68,7 % pour le Pakistan, 50,9 % pour le Sénégal, 50,0 % pour la Côte d’Ivoire, 47,3 % pour l’Algérie, 43,2 % pour le Mali, 43,7 % pour le Bangladesh, 42,6 % pour l’Inde, 41,8 % pour le Maroc, 40,0 % pour la Mauritanie, 38,9 % pour la Tunisie, 15,8 % pour l’Égypte).

L’administration françaises dénonce sur ce point régulièrement les pratiques de certaines autorités consulaires qui tardent, refusent de délivrer ce document ou en acceptent la délivrance uniquement pour leurs ressortissants volontaires. Le 17e rapport annuel sur l’immigration publié par le ministère de l’Intérieur en 2020 pointait la volonté de certaines autorités locales de « ne pas apparaître auprès de leur opinion publique comme facilitant les éloignements […], allant même jusqu’à remettre en cause les mesures d’éloignement pourtant pleinement exécutoires au regard du droit français (ou douter) systématiquement de l’authenticité des pièces d’identité produites » (p. 87).

Comment mettre fin à cette situation ?

Il convient tout d’abord de rappeler que la délivrance systématique d’un laissez-passer consulaire dans les plus brefs délais n’assurerait pas une mise à exécution effective des mesures de départ forcé. L’administration française est en effet confrontée à d’autres difficultés tout aussi redoutables : évasion, hospitalisation, défaut d’escorte, non-réponse aux convocations de l’étranger assigné à résidence, annulation par le juge administratif de la mesure de départ forcé, absence de liaisons aériennes, refus de prolongation en rétention par le juge des libertés et de la détention, destruction des documents d’identité par la personne concernée, refus d’embarquement, etc. Ces éléments expliquent que, depuis des décennies, le taux d’exécution des obligations de quitter le territoire ne dépasse pas 10 à 15 %.

Si l’on se concentre sur la question spécifique du laissez-passer consulaire, des accords de « gestion concertée des flux migratoires et au codéveloppement » ont été signés avec plusieurs pays francophones d’Afrique après l’élection de M. Sarkozy en 2007. Le Maroc s’était alors abstenu. Ces accords types invitent les gouvernements concernés à « une responsabilité partagée en matière de contrôle des flux migratoires irréguliers » et, particulièrement, à réadmettre les personnes en situation irrégulière, à faciliter l’identification de leurs nationaux et à délivrer en 4 à 5 jours les laissez-passer consulaires (des délais parfaitement illusoires compte tenu du nombre de procédures et des vérifications à opérer), 10 jours dans le cas où des contrôles complémentaires sont nécessaires. De son côté, le gouvernement français s’est engagé à apporter son expertise à ses homologues pour améliorer la fiabilité des fichiers d’état civil et la sécurité des titres d’identité et de voyage. La France a également proposé de renforcer les capacités des services locaux en charge de la circulation transfrontalière. Cet appui intègre des mesures d’accompagnement, un soutien en matériels et en équipements de surveillance et de contrôle des frontières et des actions de formation.

Quinze ans plus tard, il est permis de dresser un bilan négatif de ces accords. Pour l’essentiel des États, le taux de délivrance des laissez-passer ne dépasse pas 30 % ; il a même baissé pour certains pays.

Comment surmonter cette situation ?

Une nouvelle réécriture du droit nous paraissant vouée à l’échec, une refondation des relations de la France avec les pays à forte émigration devrait être privilégiée. Loin de cet apaisement, la réforme du 26 janvier 2024 a emprunté une toute autre direction qui pourrait rouvrir une crise diplomatique avec le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Cette crise était née après que le gouvernement français ait, entre 2021 et 2023, réduit de moitié le nombre de visas délivrés aux ressortissants algériens et marocains et de 30 % pour les ressortissants tunisiens pour dénoncer l’attitude des autorités de ces pays en matière de réadmission de leurs nationaux visés par une procédure d’éloignement forcé. En réponse, la loi du 26 janvier 2024 a prévu que les autorités consulaires françaises pourront refuser un visa pour des motifs tirés du défaut de coopération en matière de réadmission ou de violation d’un accord de gestion des flux migratoires.



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